Ermanna Montanari, actrice et cofondatrice du Teatro delle Albe (Ravenne) développe depuis Ouverture Alcina (2000/2009) jusqu’à Luş (1995/2015) (1) un théâtre visuel et sonore où, par sa voix, elle donne à la « figure » qu’elle incarne sur scène une consistance particulière, déclinée « acousmatiquement » dans un espace sonore composé (parfois en direct) par Luigi Ceccarelli. Dans cet espace, la voix d’Ermanna Montanari se déploie dans un corps à corps avec la matière organique du son. Nous proposons ici un extrait du livre d’Enrico Pitozzi qui lui est consacré. (2) (Alternatives théâtrales)
La voix comme son
La voix ouvre une brèche dans le silence. Le son la prépare, la convoque, crée les conditions pour qu’elle puisse émerger, puis s’imposer. Toutefois, entre le son et la voix se développe un jeu constant de contrepoints, une modulation continue du thème musical qu’ils trament. La voix est utilisée sur scène dans une praxis radicale, qui en réorganise les principales fonctions. Elle n’est plus seulement le lieu de la narration – strictement parlant, dans ce travail, l’espace narratif en est réduit à son minimum – mais devient plutôt une réelle puissance sonore, qui précède et anticipe la signification [> Voix].
C’est une dimension éminemment phonétique, mise au service d’un « théâtre de la voix », qui tend à définir un nouveau langage. Il existe ainsi, dans le travail de composition d’Ermanna Montanari, une tension qui s’exprime dans l’exploration de potentialités vocales qui se démarquent par le sens des paroles elles-mêmes, pour mieux en interroger la portée musicale. Nous pensons à une sorte d’atomisation de la voix, vue comme au microscope, qui fait émerger une gamme de qualités vocales inexprimées et inaudibles. La qualité de cette vocalité (Bologna, 1992) tend vers le chant, mais en réorganise et réoriente les prémisses en s’immergeant dans une exploration de fréquences acoustiques à la limite de l’audible. Si la voix ainsi conçue est métamorphose, sa mise en scène entre pleinement dans l’absorption acoustique du corps, et de là, probablement, vient aussi l’immobilité de la « figure ».
Appelons φωνή (phoné) cette caractéristique particulière de la voix. Ce terme, dans la tradition lexicographique grecque de Zenodotus, est le mot utilisé pour indiquer la vocalité des animaux, et plus spécifiquement ceux qui se rapprochent le plus des humains, car dotés de larynx et de poumons. Dans notre contexte, il désigne une voix qui est donc expression de la « vie infinie » (ζωή) et non d’un sujet, d’une « vie qualifiée » (βίος). C’est une voix qui vient d’un au-delà, elle n’indique pas tel ou tel sujet mais traverse les sujets pour mieux les démembrer. Nous sommes face à une sorte d’écriture vocale, la même que celle pratiquée par Antonin Artaud et reprise et définie ensuite par Carmelo Bene, pour rester dans le lignage des compagnons de route qui nourrissent en filigrane la recherche vocale d’Ermanna Montanari.
« L’écriture de la voix », comme écrit Roland Barthes, « est portée, non par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants, mais par le grain de la voix, qui est un mixte érotique de timbre et de langage […] » (Roland Barthes, 1973, 104-105)
C’est en ce sens que l’amplification donnée par l’utilisation du micro, par exemple, peut devenir un élément de composition : elle permet une immersion dans le corps de l’acteur jusqu’à l’origine charnelle de sa voix et agit comme une sonde ou un microscope. L’utilisation du micro, pour Ermanna Montanari, est une tactique pour amplifier la base sonore des mots, leur inflexion, leur intonation et non leur signification. En ce sens, intensifiée, la voix devient un contrepoint du son électroacoustique de Ceccarelli. Les cordes vocales se transforment ainsi en instruments musicaux et, comme dans Luş, vibrent en assonance avec les cordes de la contrebasse. Du reste, nous retrouvons ce même principe dans le contexte du chant d’opéra : plus les voix s’orientent vers une tonalité aiguë, plus elles se libèrent de la relation avec la compréhension de la langue en occluant l’articulation d’une parole intelligible (Scotto di Carlo, 1978, 495-497). Ermanna Montanari, à propos de sa voix :
« J’ai de robustes et solides cordes vocales, en vraie fille romagnole : ma grand-mère en serait fière, mais malheureusement on ne les voit pas. Les Romagnols sont nés dans les marais, et, comme les crapauds, ils utilisent une voix gutturale. C’est très mauvais pour un acteur de se racler la gorge, mais moi je l’ai toujours fait. Un des endroits les plus importants d’où émerge la voix est derrière l’oreille, de là sort une voix très aigue, qui n’est pas un cri mais une clarté absolue et diamantine […], une voix qui ne fait jamais comprendre le sens strict du mot. Dans Rosvita, je l’ai utilisée, elle était presque chantée. Cette voix est pour moi le chant désespéré de la lucidité extrême, qui est aussi la lucidité que je porte sur scène. » (Montanari in Mariani, 2012, 228)
Quand la parole chantée n’est plus compréhensible parce qu’elle frôle les tonalités du cri, elle entraîne une déviation dans sa réception, passant de ce qui est reconnaissable car familier, au régime inintelligible de ce qui produit de la gêne. Cet effet d’éloignement qui se greffe dans la voix est dû à une pratique de prise de distance de la signification. Cette stratégie est utilisée dans un sens dramaturgique par Ermanna Montanari et Marco Martinelli et sert, par exemple, à changer le registre sonore de certaines parties des oeuvres : l’invective d’Alcina et le final « éméché », ou la cantilène de Bêlda dans Luş, ou encore, la « voix de la cassette » dans L’Avare, où la voix d’Harpagon est consignée au coffre-fort où son or a été volé. D’un point de vue du rendu vocal, cette partie constitue une analogie du démembrement corporel, parce que la voix est doublée comme si elle était sectionnée du corps et déposée ailleurs:
« J’ai envoyé ma voix se précipiter dans l’espace de la cassette, dans ce cube fermé plein de monnaies d’or, enfouie sous terre dans le jardin et qui jamais ne se manifeste. J’ai imaginé de faire résonner ma voix là, et elle s’est retirée, a enlevé tout assentiment. Émergeant comme une scorie de cette profonde obscurité, de ce périmètre sans air et sans eau qui ne ‘brille’ pour personne, elle se fait aveugle. Elle ressort dans l’aphasie, une voix qui affronte sa propre aphasie, une voix modifiée qui se dédouble dans des nuances métalliques, une voix mourante […]» (Montanari in Mariani, 2012, 236)
Même dans ce cas, la voix ainsi conçue se rapproche de la « figure-icône » : elle ne s’identifie pas à un sujet, ne donne pas voix à une psychologie, mais offre plutôt une consistance à toute une série de potentialités sonores inexplorées. La voix, grâce au micro, se fait atopique (Finter 2012, 151-170). Elle ne coïncide pas exactement avec le corps : elle est spatialisée. De la même façon, Ermanna Montanari utilise le dialecte – et la langue wolof pratiquée pendant les longs séjours au Sénégal – comme un élément strictement musical, qui lui permet de travailler sur des figures scéniques impliquées dans un processus de désobjectivation, de dédoublement de l’identité, s’inscrivant dans un constant « devenir autre que soi ».
Texte extrait de Acusma. Figura e voce nel teatro sonoro di Ermanna Montanari, Macerata, Quodlibet Studio, 2017 (pages 89-92). Traduit de l'italien par Laurence Van Goethem.
Bibliographie citée: Corrado Bologna, Flatus vocis. Metafisica e antropologia della voce, Il Mulino, Bologna, 1992. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Editions du Seuil, Paris, 1973, p.104-105. Nicole Scotto di Carlo, Pourquoi ne comprend-on pas les chanteurs d'opéra?, La Recherche, IX, 89, 1978, p.495-497. Ermanna Montanari in Laura Mariani, Fare-disfare-rifare nel Teatro delle Albe, Titivillus, Corazzano (Pisa), 2012, p.228. Helga Finter, La voix atopique: présence de l'absence, in Josette Féral, Pratiques performatives. Body remix, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2012, p.151-170.
1. Textes de Nevio Spadoni. 2. Les enregistrements sont disponibles en intégralité sur le site www.teatrodellealbe.com/acusma.
Sur Luş, lire aussi « Au seuil du mal » par Renate Klett.
Cet article fait partie du sommaire du #136 Théâtre <-> Musique, Variations contemporaines.
En ce moment au Teatro Rasi de Ravenne la dernière création du Teatro delle Albe, Fedeli d'amore, polittico in sette quadri per Dante Alighieri, texte de Marco Martinelli, conception et mise en scène Ermanna Montanari et Marco Martinelli, musique Luigi Ceccarelli ; avec Ermanna Montanari (interprète) et Simone Marzocchi (trompette).