Centre national du costume et de la scène / du 9 déc. 2023 au 30 avril 2024
Entretien avec Annabel Poincheval et Delphine Pinasa, réalisé par Sylvie Martin-Lahmani
Publié dans le N° 150-151 d’Alternatives théâtrales : Cabaret, Esthétique du fragment
Sylvie Martin-Lahmani : Delphine, en tant que directrice du Centre national du costume et de la scène, vous organisez régulièrement de grandes expositions sur un thème ou une discipline artistique, actuellement la marionnette[1]. Annabel, vous êtes inspectrice de la création artistique au ministère de la Culture et, entre autres, experte en arts de la marionnette et du cabaret. Vous êtes toutes deux commissaires d’une grande exposition consacrée aux costumes de cabaret et du music-hall, qui ouvrira ses portes aux publics en décembre 2023. Quels en sont les grands axes ?
Delphine Pinasa : L’exposition portant à la fois sur le cabaret et sur le music-hall, les institutions et les costumes de leurs revues seront évidemment présents. Nous avons dû faire des choix et nous nous sommes essentiellement concentrées sur les maisons parisiennes, alors que de nombreux cabarets existent en région. Ces grandes maisons emblématiques perpétuent des métiers d’art et des savoir-faire autour du costume de scène, comme les plumassiers, les bottiers, les brodeurs, les carcassiers…
Annabel Poincheval : La création contemporaine occupera également une place importante, en raison de la place grandissante d’un autre genre de cabarets. Depuis 2015 en effet, la scène contemporaine voit revenir des spectacles de cabaret souvent pluridisciplinaires, portés et incarnés par des artistes plus proches de la performance que des chanteurs et/ou danseurs des grandes revues… Ces cabarets plus alternatifs, souvent nomades, seront représentés par les costumes d’une trentaine d’artistes. On sera moins dans la généralité que dans l’exemple incarné par une figure, déclinée en plusieurs costumes si nécessaire. Nous souhaitons rapprocher les deux univers, qui ont pour dénominateur commun la notion de « revue », c’est-à-dire une succession de numéros, succession d’artistes, présence plurielle sur scène.
S. M. L. : Vous ne présentez que des costumes de scènes françaises, pas d’ouverture à l’international ?
D. P. : Le thème est déjà assez riche pour ce qui concerne la France. La plupart de nos expositions présentent avant tout des créations françaises, car il faut bien faire des choix et on ne peut pas tout dire ni tout montrer. Par ailleurs, le cabaret étant une spécificité française, il nous a semblé plus pertinent de nous limiter à la France bien que d’autres pays comme l’Allemagne soient aussi des hauts lieux du cabaret !
S. M. L. : Vous invitez également des grands stylistes comme Jean-Paul Gaultier ou Thierry Mugler… Qu’apportent-ils au cabaret ?
A. P. : Ils ne sont pas invités directement, mais certains seront en effet présents à travers les lieux qui les ont sollicités. Notre choix est de passer par le prisme de la création artistique et de l’artisanat, des métiers d’art… et d’éviter d’entrer dans la haute couture ou le show-business. Ils seront présents au même titre que les autres créateurs.
S. M. L. : Pensez-vous que ces grands créateurs de vêtement, ces artistes renommés dans le monde de la mode et de l’événementiel ont contribué à faire bouger les lignes artistiques, notamment sur la question de genre ?
D. P. : Les grands couturiers dont vous parlez ne sont pas si nombreux à avoir participé à des spectacles de music-hall ou de cabaret. Vous citez Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier – il y a aussi Chantal Thomass –, qui ont notamment travaillé pour le Crazy Horse. Ce cabaret fait partie de ces maisons parisiennes mythiques, qui cherchent à renouveler leurs revues en s’associant à des figures de la mode. Jean-Paul Gaultier a aussi créé la revue « Fashion Freak Show » aux Folies-Bergère en 2018 qui déclinait les étapes de sa vie et de sa carrière dans des tableaux excentriques et exubérants. Par leur diffusion et leur popularité, les créations des couturiers participent à faire bouger les lignes soit sur la question du genre, soit sur celle du rapport au corps.
A. P. : D’une manière générale, il est bien difficile de savoir qui influence qui ! La question du gender fluid par exemple est très présente chez Gaultier depuis bien longtemps. Mais elle traverse toute la création contemporaine (arts de la scène et arts visuels) et se déploie aujourd’hui, notamment au cabaret. Je pense à Martin Dust et à une jeune créatrice comme Lou Oberto, qui se jouent du genre et de l’assignation ; ou à la mouvance drag, qui exacerbe la masculinité ou la féminité, jusqu’à la caricature parfois et bien souvent par jeu aussi. Tout comme peut l’être l’effeuillage, au féminin comme au masculin.
S. M. L. : Les costumes destinés à l’effeuillage, burlesque ou pas, constituent un pan intéressant de l’exposition. Ces vêtements conçus pour le déshabillage et/ou l’habillage en direct supposent une technicité et un désir artistique de révélation du corps sous toutes ses coutures…
A. P. : L’art de l’effeuillage est en effet représenté par plusieurs artistes, dont la Big Bertha qui a participé à la « Drag Race France 1» et des effeuilleuses et effeuilleurs qui se produisent dans le monde entier. Mara de Nudée par exemple, rencontrée après sa tournée au Japon, nous expliquait récemment que l’effeuillage à la française était très prisé à l’étranger. Le cabaret en général participe de l’image de la France à l’étranger, il y est sans doute plus identifié qu’en France. Les effeuilleurs et effeuilleuses réalisent souvent leurs costumes eux-mêmes, en fonction de la connaissance intime de leur corps et de la création de leur numéro. S’ils en passent commande, c’est souvent à des créateurs et créatrices qui connaissent l’effeuillage, car il faut jouer d’astuce et d’ingéniosité pour créer ces vêtements susceptibles d’être enlevés d’un geste. Mais il n’existe pas à ma connaissance de manuel spécialisé dans cette technique ou cet art.
S. M. L. : Au-delà de l’aspect technique, il existe un même code de dévoilement du corps, une approche esthétique de la révélation/apparition/mise en lumière de telle ou telle partie du corps, visant à l’érotisation du corps de l’artiste et à la séduction des publics…
D. P. : Il existe en effet différentes manières de procéder à l’effeuillage… Mais ce qui nous préoccupe tout particulièrement, c’est de trouver la bonne manière de présenter ces costumes sur des supports « inertes » que sont les mannequins. C’est une problématique qui revient à chaque exposition au CNCS et plus spécialement pour cette exposition : comment montrer le costume hors du contexte de la scène et sans corps pour l’animer. Un mannequin ne remplacera jamais le corps sublimé et/ou érotique d’une effeuilleuse. Des captations vidéo de spectacle seront diffusées et pourront en donner une meilleure idée. Quant à Mara de Nudée, son travail, tant sur le plan technique qu’esthétique, nous a vraiment impressionnés. Ses costumes demandent un savoir-faire, une connaissance des matières et des matériaux, qui représente un investissement important de la part des artistes. L’art de l’effeuillage est un art du dévoilement mais aussi de la retenue. N’oublions pas que le costume à transformation a toujours existé au théâtre et se pratique régulièrement dans certaines mises en scène. Les costumiers doivent trouver des moyens techniques pour permettre ces transformations, dont la particularité est de se dérouler sur scène en présence du public. Mara de Nudée fait référence à la danse de Loïe Fuller[2], son costume est manipulé grâce à des bâtons camouflés. Les artistes de cabaret s’inscrivent dans cette tradition de la métamorphose et du changement à vue et les développent certainement plus que d’autres arts de la scène. On sent qu’il y a une vraie connivence entre costume et performance. Le fait de faire soi-même ou de solliciter un spécialiste (corsetier ou costumier du spectacle) rappelle les pratiques anciennes, fréquentes jusqu’au milieu du xxe siècle dans le monde du théâtre, où l’artiste devait acheter son propre costume pour sa prestation. Quand on est seul sur scène, le costume prend d’autant plus d’importance. Le performeur se présente avec un costume et son maquillage, tous deux censés symboliser immédiatement un univers.
A. P. : Dans le cadre de l’effeuillage contemporain, j’ajouterai à cette notion symbolique la notion d’histoire. Fin xixe, début xxe, un simple thème était prétexte au déshabillage : dans Le Coucher d’Yvette par exemple, une femme dont le mari est parti à la guerre va se coucher en pensant à lui et en fantasmant – ou en faisant fantasmer le public. Aujourd’hui, les artistes ont davantage envie de raconter des histoires. Kiki Béguin, par exemple, raconte une histoire de la danse en commençant en costume baroque pour finir en costume contemporain ; ou encore elle narre l’histoire du dompteur qui se fait manger par un lion et finit par se transformer en l’animal. La volonté de raconter quelque chose, avec beaucoup d’humour, est fréquente dans les créations contemporaines. Pour en revenir à la question de l’ordre dans l’effeuillage, il existe en effet une tradition du déshabillage progressif. Le costume, souvent très volumineux au départ, l’est de moins en moins au fil du numéro… Mais il existe également des numéros qui se développent dans l’ordre inverse. Je pense à un numéro de Séverine Bellini, où elle arrive nue sur scène, puis se plonge dans un bain de plumes… Le fantasme se joue alors à l’endroit de ce qui est caché, avec toujours beaucoup d’humour. La codification de l’effeuillage a beaucoup évolué !
S. M. L. : Dans toute la panoplie de costumes que vous avez choisi de présenter dans l’exposition, qu’ils appartiennent à la tradition des revues ou aux créations contemporaines, quels sont (s’il y en a) les dénominateurs communs ?
D. P. : Plusieurs éléments peuvent apparaître communs. Les costumes de cabaret appartiennent souvent à leurs créateurs-interprètes. Qu’ils les fabriquent eux-mêmes, les achètent, les chinent ou customisent des éléments vestimentaires, ces costumes sont leur bien propre, leur « patrimoine », à l’instar de costumes anciens dans le domaine de l’art lyrique notamment, où les chanteurs se produisaient sur scène avec leurs propres costumes. À l’opposé, les costumes de revues appartiennent aux cabarets. Il y a une notion d’ensemble, de plateau, de lumière, de grands spectacles, contrairement à ce qu’on peut voir dans des cabarets plus intimistes et alternatifs. Dans la revue de grand spectacle, le dénominateur commun est le visuel et le show. Le public en a « plein la vue », il voit avant tout des corps sublimes et sublimés avec des costumes somptueux garnis de plumes et de paillettes. Tout se joue dans l’apparat et des hauteurs extrêmes, le volume dans la partie supérieure (la coiffure ou la gabrielle – qui est un support accroché aux épaules des danseuses pour leur donner des ailes ou tout autre volume dans le dos) tandis que le reste du corps peut être très dénudé. La plume, mais aussi la brillance grâce aux strass, aux broderies, mais aussi par le volume des costumes, les décors, la lumière et bien sûr la musique sont les fondamentaux des revues.
S. M. L. : Ce désir d’élévation du corps par le haut et par le bas – perruque ou coiffe démesurées et des talons disproportionnés – me fait penser au désir d’élévation des danseuses classiques au xixe siècle : montées sur pointes, avec un tutu de tulle inventé pour donner l’impression de légèreté, et parfois réellement élevées dans les airs grâce à des systèmes de poulies…
D. P. : En effet, les chapeaux et autres coiffes jouent un rôle important par leur volume et leur décoration. Ils allongent la silhouette et ont une fonction de parure pour l’interprète. Le costume étant réduit au plus simple, ce sont les accessoires qui prennent de l’ampleur. Dans les coulisses du Moulin-Rouge, les gabrielles et les chapeaux sont si volumineux qu’ils sont gardés près de l’entrée en scène pour que les danseuses puissent les mettre à la dernière minute et ne pas déambuler dans les couloirs avec. Les créateurs de costumes et les artisans fabriquent ces éléments spectaculaires et caractéristiques des revues. Il faut revenir sur le maquillage, il est généralement assez discret dans les revues et constitué pour l’essentiel de rouge à lèvres et de faux cils. À l’inverse, il est souvent plus marqué pour les artistes indépendants de cabaret. Dans le cadre de l’exposition, comme il est difficile de reproduire ce type de maquillage sur des mannequins, nous avons prévu de les présenter par l’intermédiaire d’écrans de diffusion de captation, en complément et au regard des costumes qui seront en vitrines. Rien de tel que l’image animée pour rendre compte du spectacle vivant. On ne s’interdit pas l’idée de reproduire certains maquillages, avec l’autorisation des artistes bien sûr.
A. P. : Ce qui importe à tous les artistes évoqués, d’hier et d’aujourd’hui, qu’ils participent à des revues ou créent des spectacles cabaret « indisciplinaire », c’est l’effet recherché : sortir de l’ordinaire, créer une autre dimension. Cela peut passer par de nombreux prismes, le travestissement, le costume où plusieurs références se mêlent, le bizarre, le monstrueux, le fantastique, le transformisme, jusqu’aux scènes du music-hall avec une image parfaite et maîtrisée qui subjugue les spectateurs. L’effet passe par de multiples aspects : les volumes dont parlait Delphine, mais également les matières, le détournement, les associations improbables ou en tout cas hors du commun : une jupe à fleurs et un haut-de-forme (Monsieur K), un costume de lapin en tissu de camouflage (Maison De La), un uniforme de la marine napoléonienne avec des ailes d’ange (Benjamin James) ou une queue-de-pie portée avec des New Rock (Martin Dust). Ces hybridations sont inspirées du cirque, du fantastique, du fantasme, mais aussi de nos quotidiens, pour être détournées et prendre un autre sens.
D. P. : … et aussi du monde militaire, de celui des majorettes ou des marins, des gardes anglais avec leur haut chapeau, le bearskin, emblématique. De manière générale, tous les groupes et les corps sociaux sont aisément identifiables par le port d’un costume ou d’un accessoire spécifique.
A. P. : Au-delà du désir des artistes d’émerveiller et d’impressionner le public, il s’agit d’un besoin viscéral de transformation sur scène. Quand Jérôme Marin incarne son personnage de Monsieur K. et qu’il est prêt à démarrer sa soirée au cabaret Le Secret, il ne répond plus à son nom civil : « Jérôme n’est pas là où il doit être en train de nettoyer les chiottes », peut-il dire. La transformation joue pour les publics et les interprètes, tout le monde entre en même temps dans une nouvelle dimension.
D. P. : C’est le rôle du costume, l’artiste, en mettant son costume, enfile aussi son personnage. On parle souvent de seconde peau pour l’habit de scène et d’autant plus pour un danseur. La métamorphose permise par le costume ou le maquillage participe à la création du personnage, aussi bien dans le temps de préparation en loge qu’une fois sur scène où il apparaît autre.
A. P. : Il me semble que ce n’est pas tout à fait pareil selon les disciplines, car les artistes de cabaret continuent à « être » leurs personnages pendant les temps de pause, d’entracte, au-delà du temps de la représentation, qui par ailleurs s’étire dans un temps long, trois ou quatre heures bien souvent.
S. M. L. : On a le sentiment que la dichotomie est plus forte pour les artistes de cabaret que pour ceux du théâtre qui enfilent un costume pour aller au plus près d’un personnage, le sentiment qu’ils deviennent le personnage qu’ils ont enfanté. On parle d’ailleurs plus volontiers de créature que de personnage. Le costume au théâtre aiderait à atteindre ou à incarner le personnage ; le costume au cabaret permet de toucher à des questions d’identité quasiment vitales… Vous avez parlé des plumassiers tout à l’heure. Quels métiers allez-vous mettre à l’honneur ?
D. P. : Les métiers seront évoqués à travers les costumes présentés. Il est bien évident que, dans le domaine de la revue, les plumassiers sont les premiers sur la liste ! Les costumes du Moulin-Rouge mais aussi avant du Lido perpétuent ces savoir-faire tout comme les grandes maisons de couture perpétuent les artisans indispensables à leurs collections. La plume représente de tout temps le music-hall, bien qu’elle ne soit apparue sur ces scènes qu’à partir des années 1920. Au milieu du xxe siècle, on comptait environ 400 plumassiers à Paris, y compris ceux qui produisaient pour la création de chapeaux. La situation n’est plus du tout la même désormais, les pratiques, les modes et les mentalités ont évolué, tout comme les métiers et leur transmission. Cependant, le music-hall est un grand « consommateur » de plumes. En lien avec le plumassier, le métier de carcassier, moins connu, réalise les gabrielles et autres supports ; mais aussi le bottier de la Maison Clairvoy qui est le seul fabricant de chaussures de danse pour les revues et de bottines pour le cancan. Elle travaille pour le Moulin-Rouge mais aussi pour toutes les maisons.
S. M. L. : Les chaussures improbables que l’on trouve dans les sex-shops de Pigalle font-elles partie de la garde-robe des artistes ? On en revient à la question des sources d’inspiration : qui influence qui ?
A. P. : Les artistes de cabaret peuvent en effet se fournir à Pigalle pour la forme et l’extravagance, mais ce sont souvent des chaussures par défaut, car il faut être bien chaussé pour faire un show. Ils préfèrent attraper des Louboutin (même de seconde main) ou des Saint Laurent. La chaussure aura une place de choix dans l’exposition, bien sûr, qu’elle soit exposée seule ou sur mannequin – depuis les plus « classiques » jusqu’aux Irregular Choice (marque anglaise) aux talons en forme de licorne, féeriques et immettables sur scène, à porter par plaisir fétichiste plutôt que pour danser…
D. P. : Pour compléter la liste des métiers d’art et d’artisanat, il faut rajouter les brodeurs, les modistes créateurs de chapeaux et les ateliers de couture qui confectionnent tous les costumes. Swarovski est le fournisseur des strass qui peuvent être cousus, collés, en ruban ou de toutes les couleurs pour venir en ornement sur les strings, les plumes, les chapeaux, jusqu’à certaines bottes. Le travail de brodeur est aussi essentiel à la revue, car c’est lui qui rehausse le costume de paillettes, de perles, de tubes cousus un à un. À travers l’exposition, une sorte de typologie des costumes pourra être perceptible et décryptée tout comme les différents codes de la revue de music-hall.
A. P. : Nous avons vu chez Michou des chapeaux improbables et très beaux, très poétiques, créés par les artistes eux-mêmes, ou au cabaret Moustache (près de Rennes), qui érige la coiffe en immense gourmandise…
S. M. L. : Vous n’avez pas encore parlé des sous-vêtements. Y a-t-il des créateurs qui créent spécifiquement pour la scène ?
A. P. : Pas à ma connaissance, si on considère le sous-vêtement comme tel et non comme costume à part entière. Certains sont sans doute achetés à Pigalle et constitués de trop peu de matière pour donner quelque chose sur mannequin. On retrouve la problématique de l’effeuillage : comment montrer un costume dans toutes ses composantes et jusqu’à quel point est-ce nécessaire ? Dans le catalogue, certains de ces aspects, difficiles à traiter sur mannequins, seront explorés à travers des articles de spécialistes. Nous avons pris la question du corps comme axe de travail pour commander les articles.
S. M. L. : On a parlé de la fluidité du genre qui est au cœur des formes créées par les artistes de cabaret. C’est différent dans l’univers des revues. N’y a-t-il pas quelque chose de figé dans ces grands shows spectaculaires, des codes traditionnels de la beauté, de la femme-objet, une quête de perfection stigmatisante pour les femmes ?
A. P. : Quand on est dans des formes patrimoniales, comme le Moulin-Rouge ou les revues de type music-hall que l’on peut trouver en régions (Royal Palace de Kirrwiller, à L’Ange Bleu à côté de Bordeaux…), la représentation de la femme reste stéréotypée. Certains lieux, qui produisent aussi de grands shows spectaculaires, comme Le Paradis Latin (à Paris), Moustache (près de Rennes), ou l’Étoile Bleue (à Marseille), travaillent la question du genre, de façon plus ou moins marquée, plus ou moins légère.
D. P. : On peut aussi parler de la forte présence féminine et de la sublimation du corps des danseurs, hommes et femmes sur scène. Le Cancan, symbole de la revue française, internationalement connu, n’est pas qu’une danse de levée de jambes et de jupons et dessous affriolants… C’est aussi une danse de revendications féminines et de démonstration de la ferveur des danseuses. À ce titre, la question de la mixité ou non-mixité sur scène est une pratique un peu plus développée dans les revues aujourd’hui. Alors que Joséphine Baker a connu un succès immense sur les scènes de Paris, les danseuses noires n’étaient pas admises dans les corps de ballet classiques comme celui de l’Opéra de Paris. Toutes ces artistes se sont alors tournées vers la revue et les maisons de music-hall, telles que les Folies-Bergère ou bien le Casino de Paris – où Lisette Malidor a succédé à Zizi Jeanmaire en 1973 – alors qu’elles étaient refusées sur la plupart des autres scènes.
S. M. L. : C’est très important d’en parler en effet. Il semble que le monde du cabaret soit plus soucieux de la diversité des corps sur scène (identités sexuelles et couleurs de peau) que la plupart des scènes contemporaines. Vous avez souligné le temps de travail nécessaire à la fabrication de ces costumes. Quel est le coût moyen de ces costumes ?
A. P. : Je ne connais pas le coût d’un costume au Moulin-Rouge, mais le coût global du show actuel, Féerie, créé en 1999, est d’environ 20 millions d’euros. Le Moulin-Rouge investit 2 à 3 millions chaque année pour restaurer les costumes, en faire refaire certains. De tels investissements sont bien évidemment rares et ne peuvent être faits que par de grandes maisons. Ailleurs, on retrouve la même économie que dans l’ensemble du spectacle vivant, avec des budgets contraints et des créateurs et créatrices qui travaillent avec de la récupération. D’ailleurs le scénographe auquel nous avons fait appel pour cette exposition, François Gauthier-Lafaye (qui crée beaucoup de décors de théâtre), est aussi dans cette mouvance écologique du recyclage, avec le désir de piocher dans des stocks existant au CNCS, d’acheter chez Emmaüs, de composer avec des stocks existant chez les fournisseurs de tissus et moquettes ; il crée aussi lui-même des pièces au crochet. Cette économie-là est l’avenir du spectacle vivant, pour le décor, la scénographie comme pour les costumes. Ce qui n’empêche pas d’être magnifique, surprenant, voire éblouissant : il suffit d’être plus créatif !
S. M. L. : Le monde du spectacle semble se préoccuper de plus en plus de ces questions d’écoconception ou de teinture écologique, essaie de devenir responsable… Est-ce un aspect que vous traitez dans l’exposition ?
A. P. : C’est important, en effet, en ce que cette mouvance reflète un mouvement plus large ; mais l’éventail de la création reste très ouvert dans l’exposition : on pourra voir de la plume mais aussi des boas vegan !
D. P. : Les artistes individuels du cabaret, comme Lily Verda qui crée ces boas vegan, peuvent plus facilement se lancer dans ce genre de démarches que les grandes maisons. Cela signifierait une remise en cause de leur démarche et de leur esthétique.
A. P. : Je pense à La Métamorphose des pédoncules, cabaret écolo-queer orchestré par Patachtouille, dans lequel la question environnementale est centrale et traitée avec humour[3]. Il a cherché des éléments de décor dans différents opéras[4] dont celui de Reims (il a créé ce cabaret au Manège, scène nationale de Reims, dirigée par Bruno Lobé). Il porte, dans ce show comme parfois ailleurs, une coiffe de lentilles en germination.
S. M. L. : Comment présenter des costumes organiques ?
D. P. : En les arrosant tous les jours, en lançant une culture… !
A. P. : C’est une des limites de l’exposition, nous n’avons pas trouvé de solution. Cela restera une découverte pour les spectateurs qui iront voir le spectacle en tournée !
[1] « La marionnette, instrument pour la scène », CNCS, du 27 mai au 5 novembre 2023.
[2] Dans les yeux est un hommage à la danseuse Loïe Fuller, une danse serpentine surréaliste sur une musique originale de Charly Voodoo et des images de Quentin Lecocq.
[3] Voir article « Pour une écologie sexy », Annabel Poincheval dans Culture et Recherche n°145, novembre 2023 – ministère de la Culture.
[4] Opéra et écologie(s), numéro double d’Alternatives théâtrales dirigé par Isabelle Moindrot, avec la collaboration de Leyli Daryoush, N° 144-145, octobre 2021.