Le « Mur » ou le « rideau de fer » ne se sont pas effacés suite au vent de l’histoire qui les a emportés en 89 , presqu’en hommage au bicentenaire de la Révolution française qui avait posé les bases de la démocratie européenne. Cette coïncidence symbolique fascine car il est difficile de croire à l’exercice d’un simple hasard : qui a décidé que deux cents ans plus tard, la Prise de la Bastille allait être fêtée par la Chute du communisme ? La question reste ouverte, trouvera-t-elle réponse un jour ? Faible espoir !
Les persistances de « l’Est », un temps affaiblies, ou passagèrement écartées se réactivent aujourd’hui et sur la carte de l’Europe les anciens contours se dessinent comme si, cette fois-ci, les dirigeants procédaient eux-mêmes à un travail de cloisonnement, d’isolationnisme tant déploré auparavant. La Hongrie ou la Pologne, sans parler du modèle poutinien, se désolidarisent de l’Europe et engagent une politique autonome, rebelle aux décisions communautaires. Bruxelles cesse d’être une référence souhaitée pour se convertir en instance démonisée. « Le rideau » tombe de jour en jour, et aller « là-bas », selon la formule jadis utilisée, suscite des interrogations. Comment prendre parti ? Se définir par rapport à qui ? Il m’a semblé impératif de ne pas donner suite à un projet engagé avec la Russie par l’Union des théâtres de l’Europe, peu soucieuse de prendre ses distances avec Poutine et sa politique agressive aussi bien que nationaliste à outrance. C’est le style et la posture qui le différencient de Trump, mais le programme les rapproche de manière flagrante. Y aller, prenait pour moi le sens d’un accord auquel je me suis refusé. Mais, le vieil écartèlement ressurgit : ne se désolidarise-t-on pas, en agissant ainsi, des artistes du pays qui sont, pour majeure partie d’entre eux, des opposants ? Quoi faire ?
En Russie, je me suis décommandé car il m’a semblé impossible de surmonter le rejet suscité par la dictature à outrance exercée là-bas et qui, de surcroît, ranime, sans imagination, les vieux stéréotypes de l’époque stalinienne: le complot de l’Occident, la grandeur de la Russie… Le passé fait retour et le bruit des bottes révulse. Comment y aller ?
Et la Pologne, aujourd’hui dirigée par un pouvoir réactionnaire, hostile aux temps modernes, pourquoi donc la fréquenter ? Ludwik Flaszen qui devait être fêté lors des Olympiades théâtrales de Wroclaw a refusé ces honneurs et a décidé de s’y rendre à titre « personnel » sans prendre contact avec les élus politiques. Ici, n’a-t-on pas licencié du Théâtre Polski un directeur ouvert avec lequel collaborait depuis des années le grand metteur en scène Krystian Lupa pour le remplacer par un acteur médiocre déconsidéré dans le milieu théâtral ? Suite à cette décision arbitraire Lupa a suspendu toute relation avec le Théâtre Polski. Un geste politique ! Mais, en même temps, le pouvoir a soutenu et défendu à Varsovie la création du Nowy teatr de Krzysztof Warlikowski ? Le pouvoir se montre intransigeant sur les grandes décisions de société mais louvoie sur des aspects moins flagrants, comme le théâtre. J’ai donc décidé d’y aller. Et ceci d’autant plus que je n’ai pas subi, venant de la Pologne, comme ce fut le cas pour l’Union soviétique, ni la pression exercée par le Kremlin ni l’imminence d’une occupation. Deux poids, deux mesures… sans doute. Mais toute décision de cette nature n’implique-t-elle pas un examen attentif du contexte et une conduite adaptée aux données spécifiques. Pour moi, la Pologne ce n’est pas la Russie. Voilà pourquoi je me suis rendu et à Lodz pour les événements organisés autour de Krzysztof Warlikowski, en particulier la présentation dans le nouvel espace de la ville de son adaptation proustienne, Les Français, et à Varsovie à l’occasion de l’ouverture de Nowy théâtre qu’il a souhaité depuis longtemps de tous ses voeux. Je suis revenu ensuite pour les Olympiades théâtrales où Jaroslaw Fret réunissait les grandes figures d’hier et aujourd’hui du théâtre européen. Ce fut l’occasion de retrouver, avec nostalgie et parfois avec amertume, les héros d’un autre temps, Suzuki Tadashi, Eugenio Barba ou ceux qui animent encore la scène occidentale, Robert Wilson, Roméo Castellucci, Valery Fokine. L’événement prenait le sens d’une anthologie encore vivante des légendes d’un théâtre d’hier et d’aujourd’hui. Agréable aussi qu’éprouvante rencontre avec « le temps retrouvé » !
À Belgrade, je me suis interdit d’accepter la moindre visite lors du délire de Milosevic, presque précurseur des discours actuels de Poutine, sur « la Grande Serbie » et des génocides pratiqués dans les pays satellites de l’ancienne Yougoslavie. Je suis allé à Sarajevo et les récits entendus aussi bien que les cicatrices urbaines inscrites à même le pavement des rues m’ont conforté dans ma décision: refus légitimé! Cette année, mon ami, Ivan Medenica a programmé l’édition anniversaire des 5O ans du BITEF, le célèbre festival initié par Mira Trailovic et Jovan Cirilov. Le plaisir de retrouver Belgrade m’a séduit car, cette fois-ci, pour de vrai j’étais appelé a revivre ma première visite dans cette ville qui organisait le festival qui s’est constitué pour moi, jeune critique encore en Roumanie, en « université » du théâtre car ici j’ai pu découvrir Stein et Grotowski, Barba, le Grand Magic Circus, Merce Cunningham. Habité par cette réminiscence inoubliable comment aurais-je pu regagner la capitale serbe sous la férule de Milosevic ? Par contre, c’est avec émotion que je me suis retrouvé sur la rangée des invités d’honneur, les survivants, qui avaient animé le festival, Alla Demidova, Nekroscius, Biljana Srbanovic… en les voyant se lever je me réjouissais et tout à la fois je m’attristais en pensant à un autre ami, de jadis, aujourd’hui disparu, Jovan Cirilov. Il m’avait accueilli, ensuite je l’ai retrouvé ailleurs dans le monde : rien ne nous a séparés. Aujourd’hui Medenica, que, dès notre première rencontre, j’ai assimilé à un alter ego a remplacé Jovan et, un soir, il m’a semblé que nous constituions une chaine où je me trouvais au milieu, entre eux, entre deux générations, entre le passé et le présent. À Belgrade, l’esprit initial du BITEF a ressuscité, l’inédit des spectacles présentés, la pensée libre, mais articulée, ainsi je retrouvais les origines de ce festival qui, pour nous, les jeunes des pays avoisinants, la Roumanie en l’occurrence, se présentait comme un phare éclairé dans la nuit. À Belgrade les durées se mélangeaient et, moi, j’en éprouvais l’attrait : la confusion des temps !
À Bucarest, du temps de Ceaucescu, Hubert Nyssen, le créateur d’Actes Sud, m’a demandé s’il pouvait y aller. Il éprouvait les doutes qui furent les miens lorsque j’ai abandonné le projet de mon voyage russe. Je lui ai conseillé de ne pas abandonner la visite car, invité par l’Institut Français, il ne servait pas de caution au régime et n’était pas son prisonnier. Mes amis, écrivains, gens de théâtre, l’attendaient. Aujourd’hui, pour l’instant, de telles réserves ne pointent plus, le pays semble être plus apaisé qu’auparavant. Et le Festival National du Théâtre (FNT) dirigé par Marina Constantinescu a fourni un panorama réunissant les générations confondues de la scène roumaine actuelle. Aujourd’hui, la plupart des festivals sont interchangeables car il sont en majorité constitués en agences de promotion des valeurs de prestige, un festival national se fait rare. Ce fut le cas d’Avignon à l’origine où, comme me disait Roberto Monticelli du Corriere della sera, on se rendait pour découvrir l’état du théâtre français. Au FNT on peut voyager au sein du théâtre roumain pour découvrir des artistes et évaluer les directions affirmées, les choix opérés. Il ose être principalement « national » et, ainsi, encore… original.
À Prague, je suis allé d’un pas hésitant, mais je suis allé! Et évidemment le premier geste fut de me rendre au monument de Jan Palach, le héros emblématique du Printemps de Prague qui fut, pour nous, à l’époque, l’incarnation d’un martyre laïc. Ensuite, grâce à une amie, Jitka Pelechova, et à ma demande, j’ai pris la route vers l’Ancien, vers le théâtre de Cesky Krumlov. Ce théâtre baroque dont je rêvais et qui me semblait être resté comme une chrysalide fixée dans l’instant d’un temps immobile. Lorsque je me suis approché, dès l’entrée, en regardant le décor reconstitué je plongeais dans la mémoire heureuse du théâtre – fête, image presque onirique érigé en sceau de mémoire. Ensuite, loin du présent, nous avons visité les ateliers, nous avons vu les décors et découvert les accessoires: je voyais, je touchais les instruments qui permettent au théâtre de construire un monde « second ». Et, sous l’emprise de pareils envoûtements, j’ai pensé à Prospéro et à la célèbre Tempête de Strehler qui avait ressuscité les anciens pouvoirs du théâtre. Cette fois-ci, sous mes yeux, à la proximité de mes doigts, ils étaient à ma portée et, ainsi, j’engendrais mon propre rêve de théâtre. Un théâtre de l’artifice, mais, comme disait Oscar Wilde, « beau parce que faux ».
Et à Budapest ? Ces jours-ci, on aurait pu se rappeler les 60 ans de l’Insurrection écrasée dans le sang par l’armée russe, de même que le Printemps de Prague fut étouffé par la pression militaire du Kremlin qui, aujourd’hui, se plaît à ranimer les vieux démons. À Budapest – y aller ou pas ? Orban s’affiche comme réfractaire à l’égard de la politique migratoire, muselle l’opposition, déplace les dirigeants des structures artistiques. On m’invite à Budapest mais je tarde à décider. Je ne suis pas pareil à cet artiste roumain soi-disant surréaliste qui, en pleine campagne électorale, m’a révolté en dispersant ses affiches publicitaires, dans les rues de Bucarest, sous la devise : l’Art ne choisit pas.
Moi, je choisis, au moins pour ce qui est de mes voyages.
Le numéro 110-11 d'Alternatives théâtrales consacré à Krzysztof Warlikowski contient notamment un compte-rendu de la table-ronde publique "Retour de l’Est" avec la participation de Felix Alexa, Georges Banu, Anton Kouznetsov, Jean-Pierre Thibaudat et Krzysztof Warlikowski.