Après Please, Continue (Hamlet) (création 2011), le performeur suisse Yan Duyvendak présente Sound of Music à Paris. Un cauchemar qui rend heureux, un divertissement qui fait réfléchir, une flamboyante comédie musicale qui parle de chômage et de réchauffement climatique… Phénomène spectaculaire anti-crise, Sound of Music est conçu avec le poète-philosophe Christophe Fiat, les chorégraphes Olivier Dubois et Michael Helland, et le compositeur Andrea Cera. Créé au Festival de la Bâtie à Genève, en 2015, Sound of Music est présenté au CentQuatre-Paris les 26, 27 et 28 mars 2016. Il y est question de la crise et de ses retentissements, des écarts qui se creusent dans la société. Dans cet entretien, Yan Duyvendak revient sur son processus d’écriture et de création, sur son choix – paradoxal ou au contraire très brechtien – de recourir à un genre considéré comme léger ou « divertissant¹ », pour traiter un sujet grave…
Yan Duyvendak : La crise. Oui. Cette chose dont les médias parlent et qui nous étouffe… Je me suis rendu compte que je vis, que nous vivons, dans une tension presque insoutenable, entre la conscience, nécessaire mais douloureuse, du monde comme il va (pêle-mêle : la crise économique, le chômage, la disparition des espèces, l’exploitation de l’homme par l’homme, les terrorismes, l’état d’urgence, le conflit Occident/Proche-Orient, le capitalisme…) et mon besoin humain de légèreté et d’abandon. Et que ma conscience me fait de plus en plus mal. C’est ça notre paradoxe contemporain : besoin d’esprit critique versus désir d’abandon. Et c’est le paradoxe que je voulais voir à l’œuvre dans le projet. Alors je me suis souvenu des comédies musicales anglo-saxonnes et de leur essor à la suite du Krach de 1929. Un nouveau genre a alors vu le jour, les back-stage musicals, qui parlaient de manière très directe du fait qu’on n’avait pas d’argent pour faire une comédie musicale –, mais dont la fin était systématiquement brillante, incroyablement faste. J’ai pensé que ce serait sensé de tester ce modèle aujourd’hui ; qu’une comédie musicale de ce genre pouvait travailler cette tension, l’amplifier et l’apaiser. Aussi, de manière égoïste, j’avais besoin d’apaiser cette conscience douloureuse, je crois, en faisant quelque chose de léger, de grand, de beau ! Je crois que la taille du projet correspond à la taille de mon angoisse…
L’argent public disparaît ? Alors allons-y gaiement et créons une chose énorme ! Le monde court à sa perte ? Dansons sur son bord ! Riches de l’expérience de Please, Continue (Hamlet), où nous avons appris à associer à chaque date, dans chaque pays, des professionnels du monde juridique à notre projet, nous avons vu que là résidait le moyen de faire une chose gigantesque, sans devoir tourner avec 50 danseurs, ce qui serait financièrement impossible. Alors, dans chaque ville où nous jouons, vingt à quarante danseurs professionnels ou pré-professionnels – en aucun cas des amateurs – s’associent au projet et rejoignent les douze danseurs/chanteurs professionnels de Broadway qui constituent, eux, l’équipe de base.
On a alors fait le casting des douze danseurs de Broadway. Ils n’avaient jamais participé à une création, et étaient ravis de changer de registre : ne pas refaire des chansons déjà chantées douze mille fois, mais en découvrir de nouvelles, essayer des pas avec les chorégraphes, subir les aléas de la création… Si l’aventure a parfois été difficile pour eux, ils portent le projet avec conviction ; ils sont fiers de participer à un projet qui parle de notre société, de notre actualité.
Avec Christophe Fiat, nous avons beaucoup réfléchi à la narration, à l’histoire, et avons finalement opté pour une série de petits récits, basés sur des informations plus ou moins connues, tels des brèves. Tous dramatiques. Sans lien entre eux. Chaotiques. Comme l’histoire de notre monde : fragmentaire, décousue. Ces textes se font contredire par la présence magnifique et la beauté des mouvements des danseurs, tout comme par la transposition musicale réalisée par le brillant Andrea Cera. Ses chansons entraînantes mais intelligentes restent dans la tête, comme dans toute comédie musicale qui se respecte. Et la résolution réside dans le final, qui est musical et uniquement dansé.
Olivier Dubois a réalisé des chorégraphies virtuoses et endiablées au possible, dont notamment ce final qui est extrêmement puissant. Michael Helland a travaillé des formes plus improvisées, dont le très beau travail avec les bras de la « kick-line » au sol. Tous deux se sont basés sur des extraits de chorégraphies de comédies musicales existantes : il y a du Fred Astaire, du Bob Fosse, du Chorus Line, du West Side Story…
Puis, également pour respecter la construction des back-stage musicals, nous avons opté, avec Sylvie Kleiber, ma scénographe de toujours, pour une scénographie en deux temps. Une première partie sobre, un espace virtuel noir où tout est réfléchi ; puis une deuxième partie clinquante, dorée, kitsch et sublime. Réalisée avec un moyen très simple : des couvertures de survie.
Nous avons opté pour une dramaturgie abstraite, qui ne se base donc pas sur un récit, mais sur une cumulation émotionnelle : lorsque le final arrive, toute la tension accumulée par ce qui a précédé, explose. La fin est donc volontairement à double tranchant : pleine de fougue et de puissance, dopée d’énergie juvénile, de beauté, de strass et de kitsch –, mais simultanément d’une noirceur sourde. Il en résulte un effet bizarre, comme une boule à facettes : ça renvoie le spectateur à ses propres arrangements avec cette tension esprit critique / désir d’abandon. Certains en ressortent pleins d’espoir, d’autres émus aux larmes. Je crois que c’est bien. Je n’aime pas que mon travail dise ce qu’il faut penser. Il donne l’occasion de penser.
Nous avons beaucoup réfléchi à une manière « d’activer » le public, à l’intérieur de la pièce. Comme la comédie musicale est censée réconcilier et réconforter, la position idoine du spectateur dans une comédie musicale est une position « passive », assis bien au chaud dans le noir. A priori quelque chose que je n’aime pas trop. Mais comme on le sait, grâce à Jacques Rancière², ce n’est pas parce que le spectateur est immobile et inactif, qu’il ne peut pas pour autant s’émanciper. Et un jour ça nous a sauté aux yeux : cette inactivité physique était appropriée par rapport au propos et à notre paradoxe. J’espère que la pièce donne de l’énergie pour bouger dans la vie.
Sound of music est visible au 104 (Paris), du 26 au 28 mars.
1. Bertolt BRECHT, Petit organon pour le théâtre : « Depuis toujours, l’affaire du théâtre, comme d’ailleurs de tous les autres arts, est de divertir les gens ». 2. Même immobile, le spectateur n’est pas passif car il « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui ». Voir Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Ed. La Fabrique, 2009.