Marina Constantinescu, critique réputée, assure la direction du Festival National de Théâtre de Roumanie dont le programme, cette année, a conjugué avec un rare succès des spectacles du pays retenus au terme d’une sélection personnelle et des représentations invitées qui ont ébloui public et créateurs réunis. Certains, plus connus, vus dans d’autres festivals, se distinguaient par leur valeur, disons, « anthologique », car preuves exemplaires de l’art accompli dont font état des metteurs en scène comme Katie Mitchell avec Krystina ou Simon McBurney avec l’adaptation d’un texte de Stefan Zweig, Des âmes agitées (selon la traduction roumaine).
Pour le premier, il s’agit d’une mutation de Mademoiselle Julie de Strindberg qui érige la servante Krystina en protagoniste du drame, prise dans les tenailles des deux amants, Jean et Julie! Krystina, sans défense, rejetée sur les marges, éprouve le désarroi d’un lien brisé, d’une promesse contrariée et vogue sans repères dans un monde qui lui est devenu étranger. Le spectacle lui est consacré. Katie Mitchell associe présence discrète des comédiens et images vidéos qui évoquent tout à la fois visages et paysages nordiques sur fond de paroles à peine murmurées, de regards furtifs, d’attouchements dissimulés. Ici, le gros plan projeté sur l’écran et le corps présent sur le plateau dialoguent et suscitent une incertitude, une ambiguïté: c’est Strindberg vu dans la perspective de certains films de Bergman, Cris et chuchotements ou Scènes conjugales. Comme si le maître déchiré du théâtre et l’autre, du cinéma, reconstituaient ensemble le portrait de l’identité affective d’un pays, la Suède!
Simon McBurney s’attaque à un roman de Zweig ayant pour point de départ le veston ensanglanté de l’archiduc assassiné à Sarajevo… et conservé dans le musée local. Une histoire « sentimentale », à la limite du mélodrame, se raconte sur fond de passion impossible, de suicide et de guerre. Simon McBurney tempère cette agitation des affects en refusant de se consacrer uniquement aux relations psychologiques complexes qui se nouent et, pour y parvenir, il alterne paroles du narrateur et paroles des personnages en tissant un véritable réseau de liens dont l’émotion est atténuée par la dissémination du discours, par les interventions technologiques discrètes ou la bande son particulièrement soignée. Et tout cela sur le fond d’une interprétation impeccable, d’une justesse de ton et d’une réserve extrêmes. Ici, les procédés du théâtre « post dramatique » se trouvent voués à la démarche « dramatique » du spectacle. Association hors-pair!
Outre ces valeurs sûres retrouvées dans ces spectacles, la découverte qui a ébloui le spectateur que je suis fut la proposition d’un groupe irlandais dirigé par Ben Kidd et Bush Moukarzel à partir d’un texte « de plateau » de Ben Kidd. Cette fois-ci, il s’agit de présenter « la première pièce de Tchékhov », Platonov, mais le dispositif mis en place brise l’unité d’un spectacle tchékhovien pour proposer un « essai » scénique sur l’auteur et son théâtre. Le metteur en scène s’avance et explique les choix de la représentation – costumes, décors -, commente des données du théâtre tchékhovien – par exemple, la disparition du pistolet présent depuis les débuts, mais absent dans La Cerisaie -, se définit malicieusement par rapport à d’autres metteurs en scène du théâtre actuel. Tout cela avec une ironie légère et une distance discrète, ludique. Mais l’inédit provient de l’usage de la technologie dont l’intervention n’est ni agressive, ni démesurée: nous sommes conviés à emprunter les casques posés sur le dossier des fauteuils pour « écouter » les paroles de la scène. Paroles qui nous parviennent avec une douceur apaisante tandis que nous regardons des décors à la théâtralité délibérément explicite – panneaux peints sans nulle volonté d’illusion – ou des silhouettes vêtues à l’ancienne! Nulle possibilité d’entendre les mots prononcés sur le plateau sans l’aide des appareils acoustiques et grâce à cela le jeu acquiert une finesse émouvante en procurant le sentiment d’une indicible tendresse. Tendresse qui s’empare de nous et instaure cette intimité subtile souhaitée par tant de metteurs en scène mais jamais atteinte avec une pareille finesse. Elle est parfois troublée par l’humour et le spectacle finit par répondre au voeu tant souhaité par Tchekhov: « le sourire à travers les larmes ».
Quelques jours plus tard je découvrais à Paris Love, texte et mise en scène d’Alexandre Zeldine. De prime abord, il s’agit d’une histoire qui rappelle l’ancien « théâtre du quotidien » de Kroetz ou Deutsch assimilé à l’époque par certains critiques à une variante du théâtre naturaliste, confusion dont j’ai entendu l’écho aujourd’hui aussi. Tout laisse croire à cela! Dans une structure anglaise d’accueil d’urgence se côtoient des personnages d’âge et d’origine différents. Ils y vivent avec l’espoir qu’il s’agit d’une « transition » mais, malheureusement, elle se perpétue, semble être sans fin pour certains d’entre eux. Tout renvoie à ce que l’on appelait dans les pays communistes « les appartements communautaires », qui mettaient à l’épreuve les êtres et leurs aptitudes à cohabiter pour partager un espace collectif, des toilettes à la salle à manger. Le décor restitue dans les moindres détails, de la chasse d’eau à la branche qui bouge sur le toit, ce lieu que les locataires doivent partager à plusieurs. Nous sommes les témoins de ces conditions de vie, de cette dégradation ou de cette amertume qui, sans cesse, alternent sur fond de calme, en apparence, plat. L’extrême subtilité d’Alexandre Zeldine provient de la manière de diriger ses comédiens, de parvenir à un jeu sans cris ni excitation, un jeu serein, limpide comme une larme. J’y ai reconnu l’autre variante de la tendresse… tristesse avec tendresse! Tristesse des « humiliés et offensés » pour reprendre un titre de roman célèbre. C’est ce qui, au-delà des apparences naturalistes, se dégage de ce spectacle rare, murmuré tel un Tchékhov de nos jours! C’est la tendresse qui sauve!
Une dernière image, inoubliable: la vieille mère qui se souvient avec nostalgie d’un passé illusoire vécu au bord de la mer, et qui, pour s’y noyer, s’avance parmi les chaises des spectateurs des premiers rangs… nous sommes la mer qui l’engloutit et nous assistons en témoins muets à cette disparition assumée, apaisante et pacificatrice. Tous en larmes! La tendresse s’empare de nous, une dernière fois!
P.S.: Malheureusement, j’ai raté le spectacle belge qui a produit un choc parmi les spectateurs roumains qui m’en ont parlé en termes enthousiastes: Mère (Moeder), mise en scène et chorégraphie Gabriela Carrizo (Peeping Tom). Où et quand le retrouver?
Krystina, d'après Mademoiselle Julie, d'August Strindberg, adaptation Katie Mitchell, mise en scène Katie Mitchell, Leo Warner, traduction et dramaturgie Maja Zade. Beware of Pity / Ungeduld des Herzens (La Pitié dangereuse) de Ștefan Zweig, mise en scène Simon McBurney, cofondateur de la compagnie Complicité (Londres). à voir à la Schaubuhne. Chekhov’s First Play, d'après Platonov d'Anton Tchekhov, mise en scène Ben Kidd and Bush Moukarzel, production The young Dead Centre Company in Dublin. à voir au Dublin theatre festival 2019. Tous trois programmés au Romanian and Foreign Performances at the National Theatre Festival, Romania 2018, dirigé par Marina Constantinescu.
Love, mise en scène Alexander Zeldin Scénographie, Natasha Jenkins Odéon-Théâtre de l’Europe - Ateliers Berthier dans le cadre du Festival d'Automne, du 5 au 10 Novembre. Moeder / Mother – une production ode Peeping Tom / Belgique 2016, miss en scene et chorégraphie Gabriela Carrizo – la partie central dune trilogy sur la famille, initiée en 2014 avec Vader (Father) et don't la dernière partie, Kind (Child) sera créée en 2019. à voir du 15 au 17 nov. au KVS, Bruxelles.