« VxH », la voix sans voyelles, celle du son avant le sens. « Allô » ne veut rien dire d’autre, se faire entendre-écouter. Le texte de Cocteau est rythmé par des appels et des silences. Une femme est séparée de son amant par les aléas du téléphone, mais surtout par la rupture qui s’entame. Elle veut sauver la face, ou plutôt la voix, par une parole désinvolte hantée par le désespoir.
À la création de la pièce, le pathos de cette femme abandonnée avait marqué les contemporains, soit pour s’en émouvoir, soit – comme Paul Eluard faisant scandale à la générale de 1930 – pour renvoyer Cocteau à son homosexualité et à sa propre rupture avec Jean Desbordes. Cocteau répliqua en insistant sur le fait que sa pièce n’était pas documentaire, mais devait avant tout résoudre un problème d’ordre théâtral : écrire un drame non pas « dans la langue », mais « dans la voix », et même dans un dialogue sans réponses.
ll faut donc chercher le sens derrière les non-dits, imaginer les propos de l’amant invisible, même les plus insignifiants. On finit par écouter ce qu’on ne peut pas entendre. Ce jeu s’est beaucoup répandu aujourd’hui, chaque fois qu’on se prend à fabuler une conversation téléphonique entendue malgré soi, ou quand on croit un instant qu’une personne parle seule dans la rue, avant de voir qu’elle est bien « avec » quelqu’un au bout du fil.
Dans son adaptation du texte de Cocteau, croisée avec un poème de Falk Richter (Disappear here) qui contribue à l’actualiser, Roland Auzet a souligné cet enjeu contemporain, le paradoxe de la solitude connectée. Il en a fait un défi à la fois scénographique et acoustique, montrer l’intimité d’une absence.
Comme cette femme, dont la vie ne semble tenir qu’à un fil, la scène de plexiglas transparent est suspendue au-dessus des spectateurs, invités à s’étendre au sol et à se déplacer pour accompagner les changements de « poses » que souhaitait Cocteau comme signe principal de l’anxiété de son personnage. Le public se trouve alors plongé avec elle au fond de la « mer », où elle se meut avec son téléphone « scaphandre », dernière entrée d’oxygène. Les somnifères de la veille ont aussi laissé des traces, et le jeu d’Irène Jacob, comme la chorégraphie de Joëlle Bouvier, ont bien rendu justice à son état de somnambule funambule : se plier, marcher comme sur un fil, s’asseoir à l’horizontale.
Par comparaison, Krzysztof Warlikowski avait choisi de projeter une vidéo synchronisée en vue surplombante (version opéra de La Voix humaine, musique de Francis Poulenc, Opéra de Paris, 2015), suggérant plutôt l’extériorité d’un regard se posant sur la silhouette allongée et comme disloquée sur le motif géométrique du sol. À l’inverse, le choix du contre-plongé par Roland Auzet nous met plutôt sur le plan de la « psychologie des profondeurs », et veut nous rapprocher de l’état flottant directement exprimé par le personnage.
Cette différence de plan a aussi été prise en charge par un travail sophistiqué sur le son et l’acoustique, dû à la collaboration entre Roland Auzet et Daniel Guaschino de l’IRCAM. Alors que dans la version d’opéra, la musique d’orchestre peut nous donner un certain accès à la psyché du personnage, mais aussi à la parole supposée de l’absent, dans cette version, la musique et le son soulignent seulement certains moments en suspens, par quelques notes, une pulsation profonde comme un pouls, une mélopée, une percussion légère qui résonne.
Ce rôle d’accompagnement et d’amplification vocale a été enrichi par les technologies de l’ « ambisonie » (ambisonics) et de la « Synthèse du champ sonore » (WFS), qui permettent d’enregistrer et de diffuser le son dans plusieurs directions à la fois, rendant possible la perception superposée de plans sonores distincts. Avec ces techniques, le jeu des enregistrements simultanés, déjà expérimenté par un John Cage mixant des extraits enregistrés à différents points de la ville durant un concert (par exemple Variations IV, 1963), offre de nouvelles possibilités dramatiques, qui sont appelées par le texte de La Voix humaine, où la magie de la technique est aussi un ressort du tragique, où le dialogue-monologue creuse le sentiment d’absence à soi. L’inflexion de la voix – malgré sa richesse – ne sera rien d’autre que « ce grain sonore qui se désagrège et s’évanouit » (Barthes). En nous rapprochant des nuances de la voix, ou même de l’image, la technique ne nous rapproche donc pas toujours de l’autre, elle dissimule plutôt son absence. Le sentiment d’abandon déjà fort dans la pièce de Cocteau a été ressaisi à sa source par Roland Auzet, dans une scénographie qui diffracte les sons, et fait entendre la fragmentation du discours amoureux.
La Voix humaine Jean Cocteau – Disappear here (extraits) de Falk Richter. Théâtre musical pour une comédienne et dispositif sonore. Roland Auzet : conception, musique, scénographie et mise en scène. Irène Jacob : comédienne. Joëlle Bouvier : collaboration artistique et chorégraphie. Daniele Guaschino : réalisation informatique musicale Ircam. Bernard Revel : création lumières. Jean-Marc Beau : régie générale. Le Cent-quatre-Paris, salle 400 Samedi 9 juin, 17h et 20h Dimanche 10 juin, 17h
En tournée: 09 > 22 novembre 2018 – Théâtre des Célestins, Lyon 24 > 25 novembre 2018 – Théâtre de l’Archipel, Perpignan dans le cadre du Festival Aujourd’hui Musiques 30 > 31 janvier 2019 – Théâtre – Scène nationale de Saint Nazaire
à noter aussi, l'excellente version de «La Voix humaine» par Salvatore Calcagno avec Sophia Leboutte, créée au Théâtre Les Tanneurs en octobre 2017.