Éthique de la sollicitude #2

À propos de « Is there life on mars » d’Héloise Meire et « Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant » d’Antoine Lemaire et Sophie Rousseau

"Is there life on mars ?" d'Heloïse Meire. Photo Alice Piemme / AML

De quelle réalité doit-on rendre compte sur scène et comment ?

Deux pièces du Festival d’Avignon « Off » s’emparent d’un sujet délicat – la maladie mentale, respectivement l’autisme et l’Alzheimer – pour explorer les potentialités d’un théâtre du réel à mille lieues d’un réalisme artificiel et trompeur.

Le sujet y est abordé de deux façons originales et en apparence opposées. Il s’agit moins de traiter de la maladie en elle-même – aucun traité scientifique sur la question, ni explication ni didactisme superflu – mais plutôt de « zoomer » sur un fragment du monde qui, d’habitude, est tenu éloigné de nous. La narration ne passe pas par le récit d’exploits démesurés mais par une suite de séquences de vies si peu « ordinaires » dont nous croisons sans doute les héros dans notre quotidien sans savoir l’ampleur des difficultés qu’ils traversent.

D’un côté, dans Is there life on mars?, des autistes ou leurs parents, frères ou sœurs, témoignent de leurs parcours, semés d’embuches et de malentendus, de leurs «  voyages » dans cet autre pays où ils ne voulaient pas se rendre et qu’ils pensaient ne jamais devoir visiter.

De l’autre, dans Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant, un couple d’un certain âge est confronté aux premiers signes de la maladie d’Alzheimer. La femme a des « absences » parfois prolongées. Son mari lui restera proche jusqu’à la fin, même quand elle ne le reconnaitra plus, quand elle le prendra pour un ancien amant, quand toute leur histoire semble revenir au point de départ, comme si rien ne s’était passé durant ces longues années de vie commune. L’écriture d’Antoine Lemaire ne tombe jamais dans le pathos ; il nous montre sans complaisance et avec une certaine dose d’humour la transformation – et non la fraction – d’un lien qui unit profondément deux êtres.

C’est l’amour à l’épreuve qui est montré dans ces deux pièces, une belle part d’humanité, un cheminement sans fin qui n’a d’autre but que lui-même, puisque l’aboutissement est irréversible et les étapes sans gratification d’aucune sorte pour les protagonistes ; simplement, sans doute, le sentiment de faire « ce qu’il faut ».

Toutefois, la véritable parole de l’artiste se faufile dans l’interstice entre la réalité et la fiction. Imiter purement et simplement une tranche de vie, aussi extraordinaire soit-elle, serait sans grand intérêt. Comment se réapproprier la fameuse distanciation brechtienne pour éviter le voyeurisme et l’émotionnel pur, souvent privé de sens critique ?

Héloise Meire choisit de munir ses acteur.rices de casques dans lesquels les témoignages qu’elle a récoltés pendant deux ans sont retransmis. Ils sont répétés sur le plateau au micro, mot pour mot, ton sur ton. Ces propos recomposés nous plongent dans cet univers méconnu, pour mieux nous en éloigner ensuite par une minutieuse scénographie (de Cécile Hupin), très inventive, onirique, lumineuse (une grande armoire blanche partagée en carrés qui servent aussi d’écrans de projection), qui les relie les uns aux autres.

Cette part de réalité articulée nous parvient de façon distincte et précise, pour être aussitôt déformée dans l’espace. Ce que le spectacle gagne d’un côté en réalisme est immédiatement contrebalancé en étrangeté (inquiétante ou non) par les intermèdes visuels.

"Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant" d’Antoine Lemaire et Sophie Rousseau. Photo D.R.
« Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant » d’Antoine Lemaire et Sophie Rousseau. Photo D.R.

Sophie Rousseau, dans Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant fait jouer Murielle Colvez et Antoine Lemaire (excellents tous les deux) au plus près du texte. Ils incarnent avec beaucoup de justesse ce couple, aux prises avec cette maladie dégénérescente dont la cruelle progression est dévoilée en une vingtaine d’étapes (ou « tableaux »). L’art reprend le dessus et nous « distancie » avec beaucoup d’à propos quand les acteurs annoncent brusquement les changements de scène, exposent les didascalies ou dans les scènes muettes, par exemple lors de la longue douche-catharsis de la femme (l’eau symboliquement purificatrice reviendra deux fois mouiller la femme et le plateau).

Le théâtre nous propose ici une réorganisation formelle d’une parcelle du monde et nous rend témoins d’une expérience de vie autre. Loin du voyeurisme, nous sommes happés par le plateau qui nous remet sans cesse le réel devant les yeux, en le démultipliant, le transformant, le recréant, bref, en le re-présentant.

Est-ce que vous pouvez laisser la porte ouverte en sortant, texte d’Antoine Lemaire, mise en scène de Sophie Rousseau, avec Murielle Colvez et Antoine Lemaire, Cie La Môme -Villeneuve d’Ascq, vu à la 
Manufacture (Avignon 2017).

Lire aussi le billet de Yannic Mancel « Génération Extime », à propos de Nous voir nous Cinq visages pour Camille Brunelle, de Guillaume Corbeil, mise en scène Antoine Lemaire.
Is there life on Mars? d’Héloise Meire, scénographie de Cécile Hupin, avec Muriel Clairembourg, Jean-Michel d’Hoop, Léonore Frenois, François Regout. Création au Théâtre National (Bruxelles) en janvier 2017. Vu au Théâtre des Doms, Avignon 2017. Dates de tournée.

Héloise Meire fait partie du panel d’artistes invités de la table-ronde « Apprendre des compagnies, Conversation au Théâtre National » dont le compte-rendu est paru dans le #130 d’Alternatives théâtrales.

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Le titre renvoie au billet consacré à Take Care de Noémie Carcaud, une pièce qui traite aussi d’une maladie mentale, la dépression, créée au Théâtre de la Vie (Bruxelles) en novembre 2016.

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Auteur/autrice : Laurence Van Goethem

Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales.

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