Créé au Festival d’Aix-en-Provence, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone, sonde les ressorts d’une violence qu’on voudrait croire gratuite. C’est aussi une grande œuvre sur le deuil et la survie.
Dès les premières mesures, la musique de Kaija Saariaho frappe par sa densité. La pulsation sourde des cordes dans les graves est comme un autre rideau noir, où les timbres clairs du célesta et des harpes se détachent en arpèges, invitant à l’introspection. Au lever de rideau, la magnifique étrangeté et intimité de cette musique vient rencontrer un espace scénique dont la fonction est toute autre : accrocher et déjouer les regards en quête de transparence. Le metteur en scène Simon Stone a construit un décor tournant, une véritable maison d’architecte (de théâtre), dont les pièces sont des fenêtres ouvertes sur l’intimité des personnages et ménagent des points aveugles au fur et à mesure de la rotation du décor, comme si les nombreuses facettes de l’intrigue et de la musique s’emboitaient dans une logique implacable sans jamais épuiser un fond de cruauté qu’on soupçonne à l’arrière-plan d’une fête de famille, dont le fils (Markus Nykänen) se marie avec une jeune femme rencontrée en Roumanie (Lilan Farahani). Mais la mère (Sandrine Piau) et le beau-père (Tuomas Pursio) délibèrent sur la nécessité de dire la vérité à leur belle fille, en lui parlant d’un absent que personne ne parvient à oublier. La mise en scène emprunte beaucoup aux codes du drame familial et du thriller nordique, mais le suspense ne durera pas. L’absent et sa venue au mariage ne sont pas le véritable enjeu de la pièce. Il s’agit plutôt des différentes personnes qui l’ont connu dix ans plus tôt, et qui chantent chacune dans leur langue maternelle une expérience profondément traumatisante.
La singulière polyphonie de cet opéra en plusieurs langues et aux multiples techniques vocales sert alors une intention dramatique profondément réflexive. Lorsqu’il a ouvert le feu sur les camarades de son école internationale, le frère du marié semblait commettre un crime gratuit, du moins pour ceux qui ne veulent pas affronter leur part de responsabilité. Rarement une œuvre musicale aura autant exploré le besoin d’une société de se disculper des massacres qui s’y produisent, sinon peut-être Wozzeck d’Alban Berg, où le soldat déséquilibré est jugé pleinement responsable de son meurtre, dès lors qu’il ne s’agit plus de tuer pour son pays. Plus claire dans Innocence, la volonté du meurtre est cependant moins essentielle que l’incarnation de l’après-coup et du deuil, portés par une multiplicité de voix.
Dans cette pluralité de points de vue et de non-dits, certains personnages se détachent particulièrement, par une très forte singularité dans leur discours comme dans leurs qualités vocales et les instruments qui les accompagnent. La serveuse d’origine tchèque (Magdalena Kožena) engagée pour ce mariage découvre qu’elle se trouve dans la famille du criminel et exige qu’on assume toute la vérité, au nom de la fille qu’elle a perdue dans le massacre. Cette demande de vérité concerne en fait l’ensemble de la communauté, car le mur de la respectabilité continue d’occulter la violence et la douleur des survivants. La serveuse exige qu’on révèle ce que nous ne voulons pas voir, l’arrière-cuisine de nos sociétés, où les couteaux sont toujours bien aiguisés. Sa fille (Vilma Jää) hante l’espace-temps du décor comme un ange à la voix cristalline, et chante en empruntant aux techniques de la musique traditionnelle finnoise.
Très différente de ces deux voix, celle d’une camarade de classe française (Julie Helga) est marquée par une étrange distension phonématique, où le rythme lento et la sur-articulation sont comme l’exfoliation des couches enfouies de la mémoire. La dilatation des mots laisse place à l’interpolation du souvenir, comme si la musique de la parole avait le pouvoir de réfracter l’horreur passée. Mais cette voix ne se situe pas sur le plan de la thérapie. Elle dit au contraire la pleine vérité du sadisme, et son élocution confirme que la soif de cruauté est souvent solidaire d’un érotisme latent. La jouissance dans le mal s’exprime dans une parole profondément dérangeante, dont les motifs se révèlent eux aussi traumatiques.
Telle est la grande difficulté et la grande réussite de cet opéra : faire transparaître un fond de violence qui peut résider en chacun. Car les abus et les humiliations subis s’intègrent dans un scénario de vengeance qu’il faut malgré tout prendre au sérieux pour comprendre le passage à l’acte sans l’excuser. C’est peut-être le sens de la disparition progressive des décors durant tout l’opéra, ne laissant plus à la fin que des pièces nues pour un dernier état des lieux, et la lumière ironique de l’« issue de secours », comme si la vérité était la seule mais fragile voie de sortie. La figure du prêtre (Jukka Rasilainen), déchiré entre la perte de la foi et la volonté de réconcilier, va même jusqu’à poser la question du pardon et de la possibilité de l’amour. C’est bien son rôle. C’est aussi ce que nous entendons dans son « personnage musical », et plus largement dans la musique de Saariaho, où la violence sourde ménage aussi des scintillements timbraux, quelque chose comme les traces d’un avenir meilleur. Cependant, l’opéra est tout sauf univoque, et la grande voix du chœur — hélas invisible — est là pour le rappeler. Il chante la rumeur de la foule, une communauté qui devra affronter ses propres monstres pour tenter d’empêcher de futures explosions de violence. L’opéra ne laisse pas optimiste sur ce point, mais certainement convaincu de l’absolue maîtrise musicale et dramatique de Kaija Saariaho.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la participation de son auteur à l’Atelier Journalisme Culturel de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence 2021, après la répétition générale d’Innocence (1er juillet juin 2021).
Innocence, opéra en cinq actes composé par Kaija Saariaho (née en 1952). Création mondiale. Livret original en finnois de Sofi Oksanen, version multilingue du livret traduite et coordonnée par Aleksi Barrière.
Retransmission sur Arte disponible jusqu’au 9 juillet 2024 :
https://www.arte.tv/fr/videos/097910-000-A/kaija-saariaho-innocence/
Direction musicale : Susanna Mälkki.
Orchestre : London SymphonyOrchestra.
Chœur : Estonian Philharmonic Chamber Choir.
Mise en scène : Simon Stone.
Scénographie : Chloe Lamford.
Serveuse : Magdalena Kožena.
Belle-mère : Sandrine Piau.
Beau-père : Tuomas Pursio.
Mariée : Lilan Farahani.
Le fils : Markus Nykänen.
Prêtre : Jukka Rasilainen.
Enseignante : Lucy Shelton.
Étudiante 1 (Markèta) : Vilma Jää
Étudiante 2 (Lilly) : Beate Mordal.
Étudiante 3 : Julie Helga.
Étudiant 4 : Simon Kluth.
Étudiant 5 (Jerónimo) : Camilo Delgado Díaz.
Étudiante 6 : Marina Dumont.