« N’attends rien mais agis ! »

En prélude à la parution du #133 d’Alternatives théâtrales (« Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ? » à paraître en novembre 2017) et en parallèle à notre enquête menée auprès des directeurs de structure, nous publions également des paroles d’artistes. Cette semaine : Roda Fawaz.

« Bonjour Roda,

Te voilà comédien professionnel. Toi qui n’avais jamais lu de livre de ta vie, tu passes désormais tes journées à citer Shakespeare, Racine, Molière… Félicitations ! Ce métier est une maladie que tu as maintenant dans la peau. Quoi qu’il arrive, je le sais, tu feras tout pour t’y épanouir. 

Si je t’écris cette lettre, c’est pour te donner quelques conseils. Ne m’en veux pas de dresser parfois un portrait sombre mais je ne décris que ce que je vois et surtout… je le fais pour ton bien.

On dit que le monde artistique est un monde à part, composé de gens différents. On dit qu’un artiste ne regarde pas le monde avec les mêmes yeux qu’une personne lambda. On dit que les artistes sont tolérants, libres, fous, cultivés car nourris par la lecture des plus grandes œuvres… 

Eh bien non, Roda. Ce sont des hommes comme les autres. Tu rencontreras des directeurs de théâtre plus intolérants que ces patrons de boîte de nuit qui ne veulent pas de toi. Tu rencontreras des auteurs, metteurs en scène tout aussi ignorants que ta voisine raciste. Tu rencontreras des directeurs de casting tout aussi stupides que ce flic qui pensait qu’un habitant du Liban était un Albanais.  Et j’en passe… Certaines situations te feront sourire, d’autres moins. 

Je n’en doute pas, tu auras envie de changer les choses. Mais je te conseille d’économiser ton énergie et de la mettre au bon endroit. Crois-moi, il te sera plus simple de faire changer d’avis ta voisine qu’un metteur en scène. Ta voisine raciste pense être supérieure à toi, c’est comme ça, elle est raciste. Les « artistes », eux, (pas tous bien évidemment), pensent être supérieurs au monde !!! Tu comprends, ce sont des artistes ; ils sont convaincus d’être à part. Tu remarqueras d’ailleurs que ce genre d’artiste parle deux fois plus qu’il n’écoute…

Sache que tu entendras beaucoup parler de ce qu’on appelle la « minorité visible » (MV). Comme ta circoncision, c’est une chose que tu n’as pas demandée mais avec laquelle tu devras vivre. Des gens (je ne sais pas qui) ont décidé pour toi, que tu fais partie de cette MV : c’est-à-dire une catégorie de gens condamnée à un type de rôle dicté par ses origines ou couleur de peau.

Moi, je pense que la MV n’existe que parce qu’une majorité s’estime invisible. Finalement, c’est peut-être là qu’est l’origine du problème. Je ne sais pas d’où vient ce terme mais je te conseille de le rejeter et de ne pas te laisser enfermer dans quelque étiquette. 

Je tiens aussi à te rappeler que tu as choisi un métier où tu n’existes qu’à travers le désir, le regard de l’autre : metteur en scène, directeur de casting, réalisateur, spectateur… On te mettra dans une case spécifique et tu ne pourras rien faire contre. Il te faudra faire avec et te souvenir de cette réflexion d’Amin Maalouf : « C’est le regard des autres qui nous enferme dans une identité et c’est aussi le regard des autres qui peut nous en libérer. » 

Rassure-toi, tu n’es pas le seul à vivre cette « injustice » (même si la tienne est particulière et en dit beaucoup sur la société dans laquelle tu vis) : ce métier est aussi dur pour les gros, les petits, les moches, les beaux, les blondes, les roux… et pour les femmes (trop grosse poitrine, trop petite poitrine, trop féminine, trop masculine, trop petite, trop belle…). Si tu veux mon avis, ce métier est plus dur pour une femme que pour une personne de la MV (et si en plus c’est une femme…).

Crois-moi, tu auras beaucoup de raisons de te plaindre, et tes plaintes seront justifiées, mais je te conseille de ne pas te positionner en tant que victime. Beaucoup trop de personnes de la MV se contentent de se plaindre et d’attendre. Ils attendent une forme de reconnaissance, d’acceptation, « être reconnu comme des artistes à part entière ». Être reconnu par qui ? Un système qui ne voudrait pas d’eux ? Ils attendent quoi ? Une loi qui obligerait l’embauche des artistes de la MV. Ça ne règlera rien ! Il y a bien une loi contre le racisme et ce n’est pas pour autant que le racisme a disparu. 

Ne prends pas la route de la complainte car elle te rendra triste et aigri. Tu es légitime, tu n’as besoin de l’autorisation de personne. Casse ce rapport de subordination dans lequel on voudrait que tu évolues et qui fera de toi un mendiant. Tu n’es pas un mendiant à la porte de la ville ! N’attends rien mais agis ! Trouve la route qui te convient. Celle qui te permettra d’installer ton identité artistique (la seule qui compte !), celle qui te permettra de créer ton réseau. Pour trouver la route qui te convient, sois honnête avec toi-même, tu auras besoin de ton égo mais écoute-le avec modération.  

Sois cohérent, car c’est cette cohérence qui te permettra de rencontrer des artistes intéressants, ceux qui te permettront de progresser et de te remettre en question. Fais des erreurs mais reste honnête avec toi-même. Ne sois pas comme certains membres de la MV qui se plaignent des rôles clichés qu’on leur propose mais que tu retrouves sur scène avec un stand-up écrit par leur soin à jouer à l’Arabe ou au Noir de service. L’Arabe de service ne trouve aucune incarnation sur scène, sinon celle d’être justement de service. N’oublie pas que les gens te donneront toujours la valeur que tu te donnes. 

Si tu n’as pas l’envie ou la force de faire la route seul, tu peux aussi fonder ou faire partie d’une compagnie. Avec eux, entreprends ; joue le rôle de tes rêves. Vis ton métier ! 

On te proposera de faire partie d’une compagnie ou même d’un groupe exclusivement issu de la MV. Rejoins-le à la condition que ce ne soit que pour réellement tenter des choses (créer des spectacles, écrire, jouer…) et non se rassembler pour partager des problèmes comme on le ferait à une réunion des alcooliques anonymes. 

Par contre, n’aie pas peur de refuser. Tu en as le droit parce qu’avoir les mêmes origines ne veut pas dire que les envies artistiques et les valeurs humaines sont les mêmes. Et ton choix devra toujours être dicté par l’artistique, Roda.  

Fais ta route ! On ne provoque pas le mouvement en restant immobile ! Tu feras des erreurs, les épreuves t’endurciront mais surtout reste disponible. Parce qu’on peut raconter l’histoire d’un djihadiste de mille manières, je te conseille d’être toujours à l’écoute des propositions qu’on te fera. Reste tolérant, ne te referme pas trop vite. Accepte tous les rôles qu’on te proposera mais refuse des projets. Il n’y a pas de mauvais rôle, Roda, il n’y a que des mauvais projets.  

Pour dépendre d’un minimum de personne, je te conseille d’avoir plusieurs cordes à ton arc : mets en scène, écris, joue, crée ta compagnie, bref, sois pluridisciplinaire. 

Tu es porteur de quelque chose car tu es unique. Qu’on soit issu de la MV ou pas, l’important est d’avoir des choses sincères à raconter. Donne-toi les moyens de le faire. C’est suivant l’envie et l’urgence de transmettre une parole que tout se mettra en place pour la réalisation du projet.

Crée ta ville, ton monde et laisse la porte ouverte pour que tous les artistes s’y expriment. 

Bonne route !

Roda 

Roda sera présent avec On the road...A au Festival d'Avignon à l'Eldoradôme (Collège de la Salle) du 8 au 28 juillet à 16h05.

Enregistrer

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.