Les directeurs de structures face aux défis de la diversité (1)

En prélude à la parution du #133 d’Alternatives théâtrales (« Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ? » à paraître en novembre 2017), nous publions chaque semaine des extraits d’entretiens menés avec des directeurs de structure. Cette semaine : Maria-Carmela Mini, directrice artistique de Latitudes contemporaines (France).

"DFS", Cécilia Bengolea & François Chaignaud. Photo Hervé Véronèse

Il est d’usage aujourd’hui de critiquer les théâtres publics au motif de leur incapacité à intégrer la diversité culturelle de nos sociétés multiculturelles. Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ? 
Maria-Carmela Mini : C’est un problème encore plus large que celui de l’accès des seuls artistes issus de l’immigration. D’une manière générale, chacun peut constater qu’il y a une porosité entre les scènes européennes et les médias dominants concernant une soumission relative aux standards physiques et corporels. S’il existe quelques individualités très connues venues de l’immigration, elles sont les exceptions qui confirment la règle. Quant aux corporéités non conformes aux standards dominants, elles sont aussi rares sinon dans des emplois très ciblés : corps obèses, nanisme, en fauteuil, etc…. Nous ne pouvons qu’admirer Romeo Castellucci pour sa capacité à s’aventurer dans une banalisation des corps autres avec une telle force et évidence.

Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?
M.-C. M. : C’est compliqué. Il y a bien sûr une « bonne conscience » qui œuvre à peu de frais en recourant à une forme de méthode des quotas ou encore, l’enfer étant pavé de bons sentiments, la programmation de pièces ou spectacle soulignant littéralement un message de tolérance ou de dénonciation de racisme. On pourrait alors décider de faire tout autre chose et dans le même temps s’interdire de ne montrer que des physiques blancs conformes au modèle dominant tout en s’interdisant de promouvoir une diversité dictée par le seul devoir moral… Il faudrait dépasser l’injonction morale pour découvrir la plus grande diversité au service d’un propos qui n’est pas forcément centré sur la seule question de la diversité. C’est ce que montre entre autre le film d’Alice Diop, La Mort de Danton, dans lequel un jeune homme noir issu de la banlieue  parisienne veut pouvoir se former comme acteur dans une grande école de théâtre à Paris et pouvoir jouer Danton.
La fracture coloniale doit s’estomper avec le temps et il est important de ne plus penser la question de la diversité par rapport à ce seul critère. On souhaite que les scènes européennes connaissent le même destin que le jazz : il ne viendrait à personne aujourd’hui l’idée d’opposer un jazz noir à un jazz blanc.

Il semble que le théâtre soit à la traine d’une tendance à la diversification des artistes, sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résistance ou réticence ? 
M.-C. M. : D’abord, concernant le théâtre au sens strict du terme, il faut sans doute regarder du côté du répertoire et de l’attachement de ce genre au texte, à la langue. Le théâtre, jusqu’à peu et à l’exception notable de Genet ou plus récemment de Koltès, était un théâtre majoritairement européen pour les Européens. Il faut rendre hommage aux metteurs en scène pour avoir su progressivement prendre conscience de ce qui est devenu une anomalie. Dans la danse, par exemple, les danseurs noirs ont longtemps été cantonnés aux chorégraphies exotiques ou centrée sur des problèmes communautaires ou identitaires. Ce n’est que depuis une bonne vingtaine d’année que l’ouverture à l’international dans les programmations a permis de voir autre chose, qui reste encore trop résiduel par rapport à l’ensemble des programmations. Le travail contre les habitudes et les conformismes est de longue haleine. Mais les choses bougent, fort heureusement. Le contexte politique et la montée des extrémismes a sans doute accéléré le désir qu’il en soit autrement. Cela dit, il y a encore du chemin à parcourir également dans la danse, en particulier dans le classique qui est également dans une forme d’attachement au répertoire. Cela a pour conséquence qu’encore aujourd’hui, dans certains ballets, on blanchit le corps des danseurs si celui-ci est trop mat.

Comment expliquer la plus grande capacité apparente des théâtres privés et du show business à assurer la promotion des artistes issus de l’immigration, à la façon du Comedy Club initié par Jamel Debbouze ? 
M.-C. M. : C’est important, mais comme nous le disions, ceci reste ambigu dans la mesure où plane toujours un doute sur les effets produits : banalise-t-on ou renforce-t-on les clichés ?

Peut-on dire que le spectacle vivant en France est encore prisonnier d’un « système d’emplois » d’autant plus efficace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas conscience de lui-même ? Peut-on y voir la résurgence d’une histoire du théâtre marquée par les spectacles exotiques, freaks shows ou encore slide shows, dont Sarah Baartman la « vénus hottentote » ou « vénus noire »,  le clown Chocolat et la danseuse Joséphine Backer ne sont que les figures saillantes ? 
M.-C. M. : Il n’y a pas de raisons pour s’interdire de célébrer ces figures et les difficultés qu’elles ont pu rencontrer. Dans un autre ordre d’idée, le célèbre film de Tod Browning avait déjà ouvert la marche sauf que là, il s’agissait non pas de faire du spectaculaire autour de vedettes ou stars mais de mettre à l’écran des physiques pour eux-mêmes, confrontés à la dureté de l’intolérance et du mépris. Peut-être que c’est là le vrai problème : la mise en cause de la starisation et de ces effets normalisants.

Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société ?
M.-C. M. : En créant de nouvelles pièces centrées sur des questions qui concernent tout le monde, sans doute, ou du moins dans lesquelles chacun peut se frayer un chemin pour saisir ce qui le concerne. Le « surjeu » est une conséquence d’un propos autocentré et souscrivant à un régime de starisation. Mais la formule inaugure un champ de recherche et d’invention en chantier. C’est l’une des fonctions de l’art, de l’investir, non ?

Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ? 
M.-C. M. : Oui, sans doute, mais il ne faut pas être caricatural : ce n’est pas l’effet d’une volonté délibérée et cet inconscient l’est de moins en moins. Il reste qu’il n’est jamais inutile de le rappeler.

Festival Latitudes contemporaines - débats d’idées « Diversités en scène » vendredi 16 juin 2017 :

- de 09h30 à 13h00 - Rencontre professionnelle - "La diversité dans les métiers du spectacle", organisée en partenariat avec LAPAS, L’Association des Professionnels du Spectacle

- de 14h00 à 19h00 - Débats d'idées - TOUT PUBLIC - "Diversités en scène"

Entrée libre sur inscription

Dans le cadre du printemps à la Gare Saint Sauveur avec lille3000

La question de la représentation des diversités est récurrente dans le débat public et actualise la recherche d’une pensée et d’une action qui inviteraient à accorder une même dignité à chacun pour investir rôles et fonctions dans la société.

Des efforts sont consentis pour faire évoluer les choses et surtout les mentalités, mais ils se confrontent à un processus complexe. Toute société est bien plus qu’une simple addition d’individus et, dans le même temps, elle n’échappe pas à la pluralité des individus qui la compose. Cette configuration à double sens implique que la reconnaissance de la diversité s’élabore selon deux mouvements contradictoires d’intégration et de différenciation. C’est ainsi que se crée une tension entre ce qui permet à chacun d’être reconnu dans sa dignité à l’égal d’autrui et ce qui reconnaît à chacun la possibilité d’être différent.

Bien des situations sociales, juridiques et politiques expriment cette contradiction, y compris lorsque l’on cherche à concilier le fait d’être égal et différent.

La scène n’est nullement le lieu où ce défi rencontre des difficultés spécifiques, mais elle n’est pas épargnée. Ainsi, il n’est pas rare de voir les créateurs et les interprètes assignés à des formes artistiques qui a priori correspondent à leurs « statuts » social, culturel, de genre, les installant ainsi dans des clichés établis depuis longtemps dans les inconscients collectifs.

Entourés d’artistes, de chercheurs, de professionnels de l’éducation et de la formation, nous mènerons une réflexion sur que peut recouvrir le projet d’une diversité en scène. Tenir l’exigence d’égalité dans le respect des individualités est-il toujours possible au regard des projets artistiques tels qu’ils sont créés, produits et diffusés aujourd’hui ? Quels processus d’assignation identitaire et quels schémas de pensée sont à l’œuvre dans la création artistique et sa diffusion ? Comment faire évoluer encore nos mentalités et nos actions ?

Auteur/autrice : Sylvie Martin-Lahmani

Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines. Particulièrement attentive aux formes d’arts dits mineurs (marionnette, cirque, rue), intéressée par les artistes qui ont « le souci du monde », elle a été codirectrice entre 2016 et 2021, et est actuellement directrice de publication de la revue Alternatives théâtrales.

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