« Il ne faudrait pas que l’histoire cache le présent d’une autre fracture » (entretien avec Paul Rondin)

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : entretien avec Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon.

"FIGNINTO - L'ŒIL TROUÉ" de Seydou Boro. Photo Margo Tamizé

Alternatives théâtrales : Il est d’usage aujourd’hui de critiquer les théâtres publics au motif de leur incapacité à intégrer la diversité culturelle de nos sociétés multiculturelles. Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ? 

Paul Rondin : Il existe sur les scènes un incontestable défaut de représentation de la société comme elle est aujourd’hui : cosmopolite et pluriculturelle. Nos plateaux ne le sont pas assez. Cela exprimé, il est un peu rapide de montrer du doigt les seuls théâtres publics qui sont le reflet de la société française et de certains pays européens restés très conservateurs en matière de cosmopolitisme. Il n’y a qu’à voir le personnel politique actuel.

A.T. : Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?

P. R. : En quoi l’injonction serait elle contradictoire ? Les pouvoirs publics sont dans leur rôle lorsqu’ils font du sujet de la diversité un enjeu politique, de même lorsqu’ils alertent, incitent, accompagnent les opérateurs culturels publics dans la prise en main du sujet. J’ai le sentiment que la fracture coloniale dont vous parlez est une histoire non résolue que politiques, historiens, artistes doivent continuer de travailler, mais il ne faudrait pas que l’histoire cache le présent d’une autre fracture, sociale celle-ci et qui en bien des points est au cœur de la question de la diversité absente.

A.T. : Il semble que le théâtre soit à la traine d’une tendance à la diversification des artistes sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résistance ou réticence ?

P. R. : Peut-être que le théâtre dans sa temporalité lente mais durable est moins immédiatement réactif, ce qui ne justifie rien mais peut expliquer en partie ce retard. Sans doute devrions-nous aussi rapprocher cet état de fait de la question socio-linguistique. Art du texte, de la parole, le théâtre pose dès le départ un obstacle qui est la confiance en soi et dans sa maitrise de la langue, dans un registre généralement soutenu, celle qu’on acquiert, ou pas, dans sa famille et à l’école.

A. T. : Comment expliquer la plus grande capacité apparente des théâtres privés et du show business à assurer la promotion des artistes issus de l’immigration, à la façon du Comedy Club initié par Jamel Debbouze ? 

P. R. : Si l’on parle du stand-up, il s’agit souvent d’un genre qui tord le miroir du quotidien et naturellement se retrouve plus proche de la société comme elle est, moins dans une représentation que dans une analyse immédiate et personnelle. Pour moi ce n’est pas comparable, il s’agit de domaines également nécessaires mais remplissant des fonctions différentes et complémentaires.

A. T. : Peut-on dire que le spectacle vivant en France est encore prisonnier d’un « système d’emplois » d’autant plus efficace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas conscience de lui-même ? Peut-on y voir la résurgence d’une histoire du théâtre marquée par les spectacles exotiques, freaks shows ou encore slide shows, dont Sarah Baartman la « vénus hottentote » ou « vénus noire »,  le clown Chocolat et la danseuse Joséphine Backer ne sont que les figures saillantes ? 

P. R. : Non. Il n’y a qu’à prendre l’exemple de la Comédie Française dont la troupe se diversifie peu à peu. Ce n’est pas pour cela que les intéressés se voient attribuer des rôles « exotiques ».

A. T. : Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société ?

P. R. : En considérant l’acteur non pas pour ce qu’il représente lui, mais pour l’interprétation qu’il donne au texte, comment il agrandit les mots par son art. C’est lorsque le théâtre veut être au plus près du réel qu’il se perd. Des comédiens issus de l’immigration qui ne jouent que des stéréotypes de l’immigration cela s’appelle du mauvais théâtre, c’est ce que le traducteur automatique est à la traduction.

A. T. : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ? 

P. R. : Oui comme toute la société.

Propos recueillis par Martial Poirson et Sylvie Martin-Lahmani.

La suite de cette entretien sera prochainement publiée sur notre site, dans le dossier que nous consacrerons aux défis de la diversité sur les scènes européennes.
Ce 14 juillet 2017, aux Ateliers de la pensée du Festival d'Avignon (Cloître Saint-Louis), journée de réflexion QUELLE DIVERSITÉ CULTURELLE SUR LES SCÈNES EUROPÉENNES ? animée par Sylvie Martin-Lahmani et Martial Poirson, dans le cadre de la préparation du #133 d'Alternatives théâtrales (à paraître à l'automne prochain).
À 11h30, approche théorique avec Éric Fassin (Université Paris 8), Caroline Guiela Nguyen, Daniela Ricci (Université Paris 10 Nanterre).
À 14h30, paroles d'artistes avec Seydou Boro, Kettly Noël et Salia Sanou.

 

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