- De l’interthéâtralité à l’nterpictularité
Victor Brauner a enfin la rétrospective qu’il méritait au Musée d’Art Moderne mais, dépourvu de chance, comme il le fut toute sa vie, elle s’est ouverte par des temps brumeux, de peur, d’inquiétude mais, malgré tout, de résistance. Masqués, les visiteurs nullement épars se succèdent concentrés devant les toiles de ce peintre roumain d’origine juive qui a évolué, sous le signe du « rêve », entre son pays natal et la France dans la première moitié du XXème siècle. Engagé dès ses débuts dans les mouvements de l’avant-garde roumaine qui a marqué un moment décisif sur la scène culturelle roumaine grâce à des figures éminentes comme Tristan Tzara, Ilarie Voronca, Benjamin Fondane, Brauner s’est affilié ensuite à la mouvance surréaliste radicale placée sous la bannière d’André Breton qui la conduit d’une main de fer. Le passage de la revue UNU – titre du journal roumain que l’on retrouve dans l’exposition – aux réunions avec les artistes qui défendent l’approche de l’art dans la perspective du rêve se produit sans heurts, presqu’organiquement. L’Europe a connu l’unité des avant-gardes jusque dans les années 30 qui, ensuite, va être battue en brèche sous l’impact des dictatures, fasciste ou communiste ! Cela va entraîner des affiliations douteuses ou des exclusions scandaleuses… Brauner en subit les conséquences.
L’exposition a le mérite de toute rétrospective qui suit le cheminement d’un artiste, ses étapes, ses déroutes, ses réussites et ses conclusions de fin de parcours ! Nous empruntons la voie de cet artiste déchiré qui fait surgir les visions de son monde et nous confronte à des œuvres énigmatiques, secrètes et torturées. Les dessins, en particulier, saisissent par la fluidité du trait et l’étrangeté des silhouettes pourvues, toutes, d’yeux exorbités, aux pouvoirs extrêmes, et des emblèmes sexuels continuellement présents. Une des preuves les plus convaincantes est le dessin qui place un œil ou cœur d’un sexe de femme : association constante chez Brauner !
Sur les toiles surgissent des compositions hétéroclites d’une force inouïe, violente, fragments d’un univers englouti sans phare ni principe d’ordre. Dans un certain sens, Brauner confirme le fameux mot de Goya : « du sommeil de la raison naissent des monstres ». Têtes isolées, fragments disloqués, le réel surgit sans principe d’ordre comme dans ce chef d’œuvre intitulé Débris d’une constriction d’utilité. De même que chez les surréalistes, la relation entre l’œuvre et le titre de l’œuvre occupe une place décisive. Souvent avec un zeste flagrant d’ironie, comme dans un tableau intitulé l’Orateur ou l’on aperçoit une silhouette rehaussée sur des jambes d’un mannequin en bois, avec un haut-parleur à la main, agitant un drapeau tricolore et un cheval blanc au loin… tandis que, de côté, on devine un groupe de militants embrigadés ! L’hétéroclite de la composition se trouve surmonté par le titre… qui renvoie à une figure politique et tourne en dérision le discours de l’Orateur.
Brauner cultive les associations étranges comme dans Fascination ou dans Conspiration. Il joue de l’hybridation du vivant et de l’inanimé, deux règnes différents, du montage des signes, de leur association déroutante. Mais, par rapport à Dali ou Magritte, ces ensembles disloqués, ces images mentales ne parviennent pas à renvoyer à une dimension autre, synthétique et mémorable, à une parabole ! Le tableau reste fermé sur lui-même et il n’accède pas à un sens plus large qui déborde l’introspection « onirique ». Il découvre une aventure intérieure repliée sur elle–même dont je reste le témoin sans pour autant la faire mienne comme chez Dali ou Magritte !
Une des toiles qui attire l’œil captive par ce que l’on pourrait appeler, équivalent de l’interthéâtralité, l’nterpicturalité. Brauner, à un moment va travailler dans l’atelier du Douanier Rousseau du 2 bis rue Perrel et peint un tableau qui d’un côté reprend la moitié de la célèbre Dompteuse de serpents du Douanier Rousseau et l’autre côté insère une de ses sculptures tortueuses et tentaculaires des années 40. Ce tableau, intitulé explicitement 2 bis rue Perrel, révèle l’esprit d’une complicité picturale entre les deux artistes pour des raisons d’abord « domiciliaires » et également d’affection du « nouveau locataire ». Dans l’exposition une place à art revient, évidemment, à cette œuvre d’une incroyable divination biographique : le peintre avec l’œil crevé avant même que l’œil de Brauner lui – même soit crevé. L’événement vécu ensuite rehausse la portée de la toile prémonitoire !
Brauner affiche, dans ses périodes plus tardives, une sorte de discours violent, agressif, à l’aide d’apparitions qui se détachent avec netteté sans nulle relation entre elles, inquiétantes et étranges comme des statues africaines ou, à mon avis, plutôt olmèques : têtes carrées, yeux géants, frontalité. Figures surgies de la nuit du cauchemar de cet artiste juif qui s’est confronté aux terribles épreuves qui lui furent infligées en Roumanie comme en France. Mais rien n’est direct chez lui… il nous confronte à l’écho suscité en lui par ses propres affres autant que par l’état du monde ! Et pourtant, quelle force dans la figure angoissante d’un Ubu sous-titré «l’homme K » – écho de l’autre K, de Prague, le « le K » de Kafka !
Une dimension naïve traverse l’œuvre de Brauner, mais ce naïf n’a rien de rassurant, de ludique ou d’enjoué comme chez Miro. C’est un naïf « primitif » un naïf des commencements nocturnes. Et cela s’explique peut-être par le fait que Brauner ait été séduit par les « arts premiers » et qu’il en ait possédé de nombreux exemplaires que l’on peut découvrir. Mais le traitement qu’il adopte, par ses taches uniformes, ses silhouettes dilatées, fait penser, dans la dernière période, plutôt à l’art brut. Et le souvenir de Dubuffet surgit.
Chez Brauner s’impose l’attrait pour la « planéité », pour la surface et, constamment, il refuse la profondeur, la matière et se contente de traiter la toile comme une étendue en deux dimensions ! Ce qui m’a surpris c’est de reconnaître dans cette propension pour la bi dimensionnalité une constante propre à des artistes roumains d’origine juive comme des avant–gardistes tels Maxy ou le grand scénographe Jules Perahim. Plus tard, à son tour, Samy Briss l’adopte aussi ! Serait-ce une option simplement plastique ? Ou, plutôt, un rapport pudique avec l’être dont on écarte la psychologie ou, même le refus d’explorer les abymes du réel. Les monstres ou les danseurs, les amants ou d’autres apparitions humaines se réduisent, chez ces artistes, à des contours enlacés avec désinvolture, avec grâce même.
Une autre dimension qui les relie c’est l’humour constant, auto-défense de l’intelligence contre les tensions du réel. Un humour tendre, auto-réflexif, un humour qui s’assume comme refus, par dérobade, du conflit ! Oh, qu’est-ce qu’on peut l’aimer car c’est un humour dépourvu de cynisme et étranger à la dérision ! Humour tendre qui atteste le consentement résigné et « distant » face au monde, à la vie ! Et qui, justement, par cette discrétion révèle la dignité des artistes qui l’exercent. Cet humour s’associe parfois avec une véritable explosion chromatique, comme, par exemple, dans l’image emblématique de La Surréaliste !
Par ailleurs chez Samy Bris séduit la même gaieté chromatique, l’approche ludique, l’affection d’un artiste qui regarde le monde avec une discrétion constante. Jamais agressif, jamais simplement formaliste. Il est là, mais en… retrait, tel un peintre enjoué. Je retrouve dans l’oeuvre de Samy l’humour juif de Brauner comme celui de Shalom Alehem ou de Isaac Bashevis Singer. Un humour pudique et réservé à l’égard aussi bien de l’abus des sentiments que du grotesque. Cette branche de l’art juif se distingue par le rapport d’enchantement profond et naïf avec le monde. Un art ouvert au jeu et au rêve, mais réticent à l’égard de la violence, de l’agression et de la froideur. En même temps art lucide qui cultive un rapport de réserve et de dignité marqué par sa pudeur ironique. Il y a, comme dit Samy, « de l’âme là- dedans mais non affichée ».
Ame présente, sans rien de sentimental, âme tenue en réserve, tempérée par l’intelligence en éveil de l’artiste qui nous est si proche ! La peinture de Samy Briss, de même que l’art de Brauner affiche la réserve à l’égard de la profondeur, de l’épaisseur picturale car il exprime l’attrait pour la surface et la discrétion.
Il y a une face cachée que sa peinture nous invite à imaginer grâce à ces portraits de femmes de profil, et qui, un jour, m’ont rappelé les fresques égyptiennes. Le profil c’est l’invitation de se confronter au double, au visible et à l’invisible. On regarde avec un œil, et on devine le monde avec l’autre… qui nous échappe !
La peinture de Brauner souvent inquiète et déroute, celle de Samy Briss appelle la tendresse et l’intimité. Il faut la regarder de près pour saisir sa relation raffinée avec le monde. Jamais violente, marquée par le sourire qui est, chez lui, la politesse de la tristesse. Comme dans Tchekhov : « sourire à travers les larmes » tandis que Brauner fait plutôt penser à « l’angoisse sèche » de Michaux.
À voir au Musée d’Art Moderne de Paris, Victor Brauner « Je suis le rêve. je suis l’inspiration. » du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021