Plusieurs mois après sa création à l’Opéra d’Avignon, j’ai découvert Espæce d’Aurélien Bory à l’Hippodrome de Douai. Le titre contracté est un mot-valise qui traduit pour la scène, comme l’ensemble du projet, celui de Georges Perec, Espèces d’espaces, ce subtil essai introspectif consacré à la place du sujet, du moi, de l’individu dans les espaces qu’il habite ou qu’il traverse. “Vivre c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner”, précise le malicieux auteur oulipien de La Vie mode d’emploi et de La Disparition dans les dernières lignes de son avant-propos.
Le lointain du plateau horizontal et nu de la cage de scène est obturé par un immense mur vertical troué de deux petites portes. Ecran noir, celui des nuits blanches de Nougaro ? la compagnie est toulousaine… ou page blanche ? celle, plus inquiétante, plus angoissante, du très mallarméen Maurice Blanchot et de son “espace littéraire” aussi, sur laquelle les cinq interprètes alignés en rang d’oignon comme des caractères imprimés sur une feuille de papier vont tracer, avec des livres vierges pour seuls outils, les lettres de la phrase de Perec citée plus haut.
Puis, tel un corps endormi, le mur se réveille et s’anime, et l’on découvre qu’il est composé de quatre panneaux articulés comme un paravent géant ou comme les célèbres “screens” inventés par Craig. S’ensuivra tout un jeu de pliage, dépliage et rotations car le dispositif est charioté et se révèle aussi souple et fluide que monumental et massif.
Si j’ai parlé d’interprètes, c’est qu’ils ne sont pas tous artistes dramatiques : un acrobate, un hip-hopeur, une contorsionniste, une chanteuse lyrique et un Olivier Martin-Salvan, le plus acteur de tous, dont les rondeurs et la voix de fausset détonnent de façon burlesque parmi toutes ces performances vocales et circassiennes : le Sganarelle ou le Sancho Pança de la troupe en quelque sorte.
Peu de mots sont dits dans ce spectacle aux origines pourtant très littéraires. Certains sont écrits graphiquement, projetés, ou encore déroulés sur une immense feuille de papier géante. D’autres sont chantés dans un lied de Schubert (Der Leiermann, le vielleux) ou dans une prière des morts inspirée du Kaddish. D’autres encore affleurent dans le gromelo improvisé d’une cocasse parodie d’opéra mélodramatique.
Mais contrairement à l’œuvre littéraire originelle, tout ou presque est ici exprimé par le corps, le geste, le mouvement, la performance physique et ses effets d’illusion. L’envers (l’enfer ?) du décor révèle non seulement une pseudo-bibliothèque en bois brut garnie de livres, mais surtout, à travers sa charpente et ses tasseaux, un abrupt mur d’escalade. Dans ce dispositif scénique, véritable défi à l’équilibre et à la pesanteur, l’acteur-performeur est provoqué, incité à courir, à grimper, à chuter, à s’affaler de tout son poids, à ramper, à se lover au sol, en un étrange parcours du combattant de la vie. Et le corps et l’espace créent le lien : la contorsionniste dialogue en écho avec le hip-hopeur, le chanteur burlesque avec la chanteuse lyrique…
J’ai trouvé dans ce spectacle la réponse à une question que je me posais depuis longtemps. Aujourd’hui que l’écriture scénique s’est détachée de l’écriture dramatique ou textuelle — dont pourtant elle née lors de l’invention de la mise en scène moderne à la fin du XIXe siècle –, aujourd’hui que la représentation s’est “émancipée” (Dort), que le spectacle vivant dans son entier est entré dans une ère “post-dramatique” (Lehmann) et que les “écritures de plateau” (Tackels) ont pris le pas sur les écritures d’auteur, Aurélien Bory réussit une gageure assez inédite : s’emparer d’un livre, pas le plus narratif ni le plus romanesque, et le transposer sur scène en n’en gardant que quelques mots. Tel un traducteur, il part ainsi scrupuleusement du texte écrit pour en chercher, et surtout en trouver les équivalents scéniques et visuels en termes de corps (auquel j’inclus la voix et les sons) et d’espace.
Antoine Vitez aimait à dire que pour lui traduction et mise en scène étaient deux activités très proches, voire semblables : partir d’une langue d’origine ( le texte ) pour la transcrire dans une langue d’accueil (la scène). A ce petit jeu, il y a certes des pertes, mais aussi des gains. Et le spectacle d’Aurélien Bory en vérifie la pertinence : dans la globalité du sens de l’œuvre, mais aussi dans chaque signe perçu comme un détail ou un instant. Oui, il est désormais possible de partir d’un langage articulé, graphique, verbal, littéraire et philosophique, pour en restituer par d’autres signes la traduction muette, silencieuse, visuelle, gestuelle et corporelle, vivante et incarnée.
Espaece Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory Avec Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel ou Nicolas Lourdelle, Katell Le Brenn ou Lise Pauton, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin Salvan Collaboration artistique Taïcyr Fadel Création lumière Arno Veyrat Composition musicale Joan Cambon Conception technique décor Pierre Dequivre Costumes Sylvie Marcucci, Manuela Agnesini Régie générale Arno Veyrat Régie plateau Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille Régie son Stéphane Ley ou Bernard Lévéjac Régie lumière Carole China Automatismes Coline Féral Directrice adjointe Florence Meurisse Chargée de production Marie Reculon Attachée de communication, relations publiques Sarah Poirot Développement à l’international Barbara Suthoff Presse Dorothée Duplan et Flore Guiraud assistées d’Eva Dias (agence Plan Bey) Chants Winterreise (Le Voyage d'hiver) de Franz Schubert et Kaddish de Maurice Ravel Citations Georges Perec, Espèces d’espaces, © Éditions Galilée, 1974 PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory COPRODUCTION Festival d’Avignon, TNT – Théâtre national de Toulouse Midi- Pyrénées, Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique - Nantes, Théâtre de l’Archipel scène nationale de Perpignan, Théâtre de la Ville – Paris, Maison des Arts et de la Culture – André Malraux de Créteil et du Val-de-Marne, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées.