La semaine dernière nous avons publié un premier entretien suivi d’un Apologue du Maître de la Turaquie. Voici une seconde conversation entre Michel Laubu et Brigitte Prost.
On vous propose de continuer à avancer masqués avec trois textes qui font écho aux Enjeux du masque sur la scène contemporaine.
Michel Laubu : Les objets étaient là. Moi, au départ, je suis plutôt bricoleur. Je m’ennuyais au lycée. Je bricolais des choses et j’ai monté un premier spectacle que j’ai joué en jeune public, dans les écoles. J’avais dix-sept ans. Et en fin de compte, je n’ai jamais fait du théâtre autrement, qu’avec de vieux bouts de trucs et cette poésie de bricoler. Tout part de là.
Brigitte Prost : Comment le masque est-il apparu dans vos créations ?
M. L. : J’ai beaucoup de mal à avoir du recul sur ma pratique du masque. D’autant plus que je ne fais pas vraiment la différence entre le masque et les marionnettes, les formes animées. Il y a un terme que j’aime bien qui vient des pays du Nord, de l’Allemagne, c’est « le théâtre de Figur ». C’est intéressant… : c’est un objet sur lequel on s’appuie, avec lequel on peut avancer. Cela a été ma manière à moi d’approcher le théâtre.
B. P. : Avez-vous eu l’occasion de jouer avec des acteurs issus de d’autres univers que celui du théâtre d’objet ?
M. L. : On m’a parfois fait des propositions, soit de jouer pour un court-métrage, soit de participer à un spectacle — ce fut le cas notamment avec Jacques Nichet (pour un duo très alléchant avec le clown Gacon Bonaventure). Et j’ai toujours trouvé ces propositions tout à fait incongrues, car je ne sais pas faire autre chose que ce que je fais, du Turak, c’est-à-dire de l’arnaque archéologique. Moi, je suis comme un charlatan qui présente des objets, qui essaie de faire parler des objets. C’est comme si je me cachais derrière un arbre et parlais de l’arbre — c’est une blague avec mon chien. Quand j’étais petit, je faisais déjà cela : je me cachais derrière un arbre dans la pénombre ; je faisais des voix et ma chienne était très inquiète…
B. P. : Comment définiriez-vous cette illusion ou « arnaque » qui est au cœur de votre pratique ?
M. L. : J’ai l’impression d’être entré dans la cour du théâtre par effraction. Quand j’étais au collège et au Lycée, avec un stylo et un élastique, je fabriquais un hydroglisseur — ce qui me valait des heures de colles. Maintenant, c’est mon métier de raconter des histoires… J’aime bien cette image d’effraction, d’arnaque de charlatan : c’est un peu cela que nous faisons. Nous essayons de faire rêver à quelque chose. Nous ne vendons rien. Du temps. Voilà. La question de ma place dans la société est importante pour moi. Qu’est-ce que j’échange ? Qu’est-ce que je mets dans la balance.
B. P. : Quand avez-vous souhaité « essayer de faire rêver à quelque chose » ?
M. L. : La première fois que je me suis vraiment posé la question de faire un spectacle et de jouer, c’est quand il y a eu des inondations en Moselle dans les années 1980 — Je vivais à Creutzwald. Les gens allaient se réfugier dans les gymnases, dans des villages. Je me suis alors dit que c’était là-bas qu’il fallait aller, raconter des histoires avec un bateau, avec une barque. Que c’était le plus important, le plus précieux. J’avais dix-sept ans.
B. P. : C’était une rêverie, mais éprouvé comme une nécessité…
M. L. : À un moment, j’ai failli changer de métier. La première fois que nous avons joué à Paris sur une longue période, au Théâtre de la Cité internationale, avec Deux Pierres, 2 PI R en 1999, sur cinq semaines. La première semaine était celle des invitations, des professionnels. Je ne comprenais pas ce que cette moitié de salle faisait là, à nous applaudir à la fin du bout des doigts, tandis que derrière nous avions un public heureux. Heureusement un mois plus tard, nous partions au Laos dans les petits villages de montagne. On arrivait sur le lieu de vie des gens, on poussait un peu ce qu’il y a sur la table. On posait deux objets et on essayait de raconter une histoire. Autre épisode : alors que nous partions en résidence en Indonésie, en 2006, quinze jours avant notre départ, un grand tremblement de terre se produit à Java : le ministère des Affaires étrangères nous demande ce que nous souhaitons faire, la plupart des lieux où nous devions aller étant sinistrés. Notre réponse fut que, précisément pour cette raison, nous souhaitions y aller pour être utiles sur place. C’est ainsi que nous avons travaillé sur place avec des O.N.G. : nous avons été accueillis de façon incroyable. Des gens qui n’avaient plus de maison, avaient bricolé un petit four pour nous faire des gâteaux avec quelques briques. Nous avons joué notre spectacle sur les décombres, mais des gens ont décoré l’espace dans lequel nous allions jouer en faisant des sortes d’origami avec des feuilles de cocotiers. C’était désarmant de gentillesse et de générosité. Ils n’avaient plus rien, mais trouvaient encore le moyen de nous offrir quelque chose…
B. P. : Vous retrouviez une nouvelle fois l’essence du théâtre d’objets, de marionnettes, du théâtre de Figur…
M. L. : Oui. Faire marcher un bout de pain ; prendre une planche avec deux trous et raconter ce que l’on voit à travers ces deux trous. L’on crée simplement un autre endroit, d’où regarder le monde, à travers les trous d’une planche, au reflet d’une lampe de poche, dont on montre comment elle peut raconter ce qu’elle éclaire, ce qu’elle voit.
B. P. : Et le masque ?
M. L. : Un masque ou une marionnette, c’est comme un kayak : c’est se glisser dans un kayak, regarder tout un paysage, d’un autre endroit. Je me suis amusé à faire du kayak à Lyon. C’est très drôle, on regarde la ville complètement autrement. On est en décalage rythmiquement, mais on a un autre point de vue, physiquement. On ne traverse pas. On se laisse emporter. Le kayak, ce n’est pas un véhicule qu’on actionne. Je fais du kayak d’eau vive. On ne pagaie pas pour avancer, mais pour se maintenir à la surface. C’est le courant qui nous emmène. On traverse la ville, des paysages, la vie.
B. P. : Vous entrez déjà en Turakie…
M. L. : La Turakie a à voir avec le masque et la marionnette. On est un ailleurs, on est un autre, on est un étranger, un étrange. Et ce qu’on va vous raconter est étrange, par la manière dont on vous propose de regarder le monde. Ce décalage m’intéresse vraiment. Ce décalage du théâtre avec la réalité m’intéresse. C’est comme un papier calque. Il nous permet de décaler le quotidien, de le décalquer en décalant le papier calque : la poésie existe dans cet espace-là et dans le détournement de l’objet…
B. P. : Avez-vous aussi une manière détournée d’utiliser le masque ?
M. L. : Quand nous utilisons le masque, nous l’utilisons sur le crâne plutôt, à la fois parce que cela donne concrètement une autre silhouette, mais aussi parce que c’est une Figur, c’est une sculpture qu’on promène au milieu des gens. On ne se masque pas le visage. Je n’y pense jamais. On joue du masque posé sur une épaule. L’acteur qui le porte, voit par en dessous, quelque fois par la bouche… Cela dépend de l’objet : nous nous laissons vraiment guidé par les objets. Quand on fabrique un masque, on fabrique un objet et ensuite l’on voit, où on va le mettre.
B. P. : Ce n’est jamais arrivé que le masque soit sur la face du visage ?
M. L. : Non, je ne crois pas. Pour Incertain Monsieur Tokbar, il y en a un qui est ouvert au niveau des ailettes du nez. Il y a deux petits trous pour voir un petit peu. J’ai travaillé aussi le théâtre Nô… Le masque dans le Théâtre Nô est posé sur le visage avec des tout petits trous. Il n’englobe pas. Ce n’est pas une seconde peau. Il faut peut-être que nous essayions cela dans le prochain spectacle, une planche avec deux trous ! Je trouvais cela très beau, ce masque du Nô (beaucoup trop petit d’ailleurs pour le visage), posé et avec de tout petits trous, une aide à la subjectivité, pour poser un regard très précis…
B. P. : …et en même temps qui impliquent un certain état de corps : la petitesse des orifices crée une difficulté à voir et à se déplacer, d’où la lenteur des avancées de l’acteur du Théâtre Nô. Dans les années 1960, vous avez eu la chance de faire cette école de la mise en scène proposée par le Festival de Nancy, notamment avec Eugenio Barba. Vous avez eu à ce moment votre premier contact avec le masque ?
M. L. : Il y a eu, via l’ISTA (l’École d’Eugenio Barba) une initiation au masque Nô à Nancy, mais aussi au Topeng de Bali.
B. P. : Le port de ces masques induisait des états de corps spécifiques ?
M. L. : Oui, il s’agissait d’utiliser son corps comme un objet, de le transformer. On traversait l’espace sur le Topeng, le Nô et le Kathakali… Avec ces théâtres de masques, augmentés d’ajouts, de postiches, les épaules sont cependant aussi contraintes. Le corps devient une Figur. Dans le fait de contraindre, on retrouve la question du regard. La contrainte ouvre. Le fait de lever les épaules ouvrait les articulations des poignets pour le Topeng. Avec le masque Nô, le fait de n’avoir que de petites ouvertures induisait une nouvelle manière de se déplacer, de bouger et d’appréhender le monde qu’on allait traverser.
B. P. : Donnez-vous des noms (hypocoristiques ?) à vos personnages faits d’objets et de masques… ?
M. L. : Je ne suis pas du tout respectueux… Je ne suis pas collectionneur… Tous ces objets avec lesquels on travaille traînent à l’atelier. Quand ils jouent dans le spectacle, on en prend soin, parce qu’ils doivent tenir jusqu’au bout. On les met dans des malles, etc. Mais dès qu’ils sortent de cette utilité-là, ils peuvent traîner, nous pouvons les redécouper… Les gens me demandent combien nous avons créé de personnages : je suis incapable de répondre à cette question. Pour moi, c’est un véhicule. Comme une bicyclette ou un kayak. C’est quelque chose pour se déplacer, pour aller vers le spectateur. C’est quelque chose que nous allons poser entre nous, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. C’est un support d’échange. Mais cela n’est pas du tout ritualisé. Nous sommes très loin de ce rapport que nous pouvons trouver en Asie. Là nous sommes dans une relation ordinaire, non sacrée. Les matériaux avec lesquels on travaille sont aussi les plus ordinaires possibles.
B. P. : Vos personnages sont aussi pensés comme des sculptures. Avec quels matériaux ? Comment vous y prenez-vous pour les fabriquer ?
M. L. : Souvent par hasard. Avec les matériaux les plus ordinaires possibles. Au départ, je sculpte souvent des noyaux d’avocat ou des pommes de terre. Je le fais spontanément (on prépare un guacamole ; il reste des noyaux d’avocat : cela me fait de la peine de les jeter et je m’amuse à en sculpter — parce que souvent il y a des petits enfants autour de la table). Je fais des petits visages. Or, je me suis aperçu que ces petits visages, en séchant, se transformaient. Et le moindre coup de couteau fait pour enlever de la matière réapparaît ensuite. J’ai trouvé cela très beau. Le visage est là. Cette petite tête va perdre son eau, se ratatiner, et cela va donner un visage qui va m’échapper.
B. P. : Vos créations sont le résultat de rencontres fortuites avec des objets ?
M. L. : Tous les autres objets que nous utilisons sont des objets usés, des objets que je croise dans la rue. Je ramasse des choses dans la rue tout le temps, mais aussi chez Emmaüs, dans les dépôts-ventes… Il est très rare que l’on fasse une recherche pour un spectacle. Nous l’avons fait pour des kayaks. Nous avions déjà travaillé sur des kayaks, il nous en fallait d’autres. Donc, on en a cherchés. Mais cela est généralement une rencontre fortuite. On utilise un vieux morceau de chaise, un bois flotté. J’ai beaucoup, beaucoup utilisé le bois flotté — que je ramassais en kayak d’ailleurs. J’allais sur le lac de Serre-Ponçon, sur la Durance, ramasser ce bois flotté. J’avais l’impression de marcher dans un ossuaire. Il y avait des crânes, des fémurs… C’est très émouvant. J’ai énormément de mal à ne pas tout ramasser. Je remplis la voiture, puis l’équipe me demande de faire le tri…, de ne garder qu’une partie et de brûler le reste. Nous avons fait des personnages dont le visage était de bois flotté. Puis, j’ai eu envie d’essayer autre chose, mais on ne trouve pas des visages à Emmaüs. J’ai ainsi trouvé cela : sculpter un visage qui va m’échapper (je ne maîtrise pas ce qu’il va donner) que je laisse pendant deux semaines et qui va se révéler. Nous sélectionnons un vrai visage, qui raconte quelque chose et on va le reproduire en argile. Cela, je ne sais pas le faire, mais il y a des gens en atelier qui vont le faire très très bien.
B. P. : Qui s’occupe de cela ?
M. L. : Emmeline Beaussier, Géraldine Bonneton et Audrey Vermont. Elles sont plasticiennes. Elles savent reproduire à la dimension qui nous intéresse. La ride. Le petit pli… On s’aperçoit de toute l’importance du visage, que tel petit pli, telle petite tension sur le sourcil soutient toute l’expression du personnage. Une fois qu’on y arrive, on va le mouler en plâtre, et à l’intérieur, on va reprendre sa forme en latex, pour ensuite reprendre l’empreinte en papier. En papier de soie d’abord. Et quand cela est possible, en papier de sacs de farine que je récupère chez le boulanger. À la fois cela me plaît bien, parce que ce sont des objets qui traînent (je vais chez le boulanger et des sacs à pain sont là), et parce que, en plus, c’est un papier qui a une très bonne qualité. Il est très absorbant. On va lui mettre de la colle blanche, de la colle à bois et il va très bien absorber et ensuite, le contact avec la main, avec la peau est vraiment agréable.
B. P. : Pourquoi l’étape du latex ? On ne peut pas faire directement avec les sacs de farine ?
M. L. : Non, parce que c’est le problème de la contre-dépouille. Si on fait un masque sans contre-dépouille, il faut faire plusieurs parties pour pouvoir le démouler. Le latex, son intérêt, c’est qu’il est souple. On va pouvoir le démouler. On va pouvoir en tirer plusieurs épreuves pour éventuellement le retravailler. C’est comme cela que nous avons trouvé le deuxième personnage de Tokbar… On a une tête en latex ; on va pouvoir prendre plusieurs empreintes en papier pour éventuellement les retravailler. On pourrait travailler directement sur l’argile, mais nous n’aurions qu’une seule épreuve — et ce n’est pas si simple. Et puis l’idée de passages me plaît bien. On s’éloigne le plus possible d’une éventuelle intention que je pourrais avoir.
B. P. : Ce qui vous plaît bien aussi, peut-être, c’est la reproductibilité. Certains de vos personnages sont comme des clones : nous voyons plusieurs Monsieur Tokbar, ou plusieurs figures identiques comme si nous avions une hallucination. Ce vertige-là vous intéresse aussi ?
M. L. : Oui. Je travaille souvent là-dessus, sur des personnages qui se ressemblent, mais ne sont jamais les mêmes non plus. Par exemple, les Tokbar, si nous les regardons vraiment les uns à côté des autres, ils sont tous différents ; ils sont tous dans un état différent, dans un moment de leur vie différent. J’aime beaucoup cette déclinaison. Le second personnage récurrent dans Tokbar, « le gardien de la mémoire », nous l’appelons « Funès », à cause de la nouvelle de Jorge Luis Borgès…
B. P. : … Funès ou la mémoire, une nouvelle publiée en 1944 dans le recueil Fictions….
M. L. :… Oui. Sa mémoire enregistre tout. Il n’arrive pas à oublier : il souffre d’hypermnésie, une maladie invivable. Patrick Murys a commencé à travailler sur un personnage qu’il appelait « No Funès ». Cela lui faisait penser à la fois au Théâtre Nô et à Louis de Funès, alors même que l’on retrouve ce personnage de Funès chez Borgès. Il y a parfois des hasards très taquins. Ce personnage de Funès est né en prenant la tête en latex de Tokbar et en lui pinçant le nez et la lèvre inférieure. Il avait une bonne bouille. Nous avons installé une pince à l’intérieur et nous l’avons remoulé. Ces choses-là me plaisent bien. Ce sont les hasards de la vie. C’est un peu comme quand on s’entend enregistré. On entend notre voix. Qui n’est pourtant pas notre voix. Ma manière de dessiner est la même. Quand je fais des dessins à l’encre, je passe un chiffon avant que l’encre ne soit sèche. Tout se mélange ! Je passe un bout de chiffon, et il y a un œil qui apparaît… Si je n’ai pas cette encre, je ne trouve pas du tout intéressants mes dessins.
B. P. : Ne pas être dans le contrôle, simplement induire, est essentiel pour vous ?
M. L. : Je crois que c’est cette préoccupation constante de laisser les choses s’écrire. J’aime bien penser que nos spectacles s’inventent à la manière des rêves, avec très peu de contrôle, le moins possible. Nous faisons couler de l’eau et observons où elle va. Et après, on s’amuse avec cela. Nous retrouvons le kayak. Avec le kayak, nous ne décidons pas de passer à gauche ou à droite d’un rocher, sinon on se retourne, parce que le courant va décider autrement. C’est très agréable de se laisser aller et de permettre à ces rencontres de se produire… Lors d’une première, je découvre vraiment le spectacle, c’est très émouvant et au fil des représentations, c’est très étonnant… Je me dis : « Ah oui ! que le personnage revienne à ce moment-là pourrait dire cela… ». Alors que ce ne sont pas des choses qui sont du tout prémédité. Cela a été mis en mots. Inconsciemment, je m’invente des pièges pour ne pas préméditer les choses. Rien ne m’ennuierait plus qu’un dessin que je voudrais faire.
B. P. : Ce hasard est devenu une philosophie. Il y a une acceptation heureuse de ce que le hasard vous offre. D’un hasard l’autre, la vie et les spectacles se sont déroulés… Il y a comme l’acceptation heureuse d’un jeu constant avec le hasard, comme si c’était votre partenaire de vie numéro un.
M. L. : Est-ce que l’on peut
faire autrement ?
B. P. : C’est une vraie réflexion ! Est-ce que nous construisons quelque chose de façon volontaire…Est-ce que nous sommes le maître de notre destin ? Ou nous allons d’un point A à un point Z et toutes les étapes, nous croyons les maîtriser, nous pensons que nos actions sont un déroulé logique d’une étape à l’autre…, alors que pas du tout… ?
M. L. : Sans doute est-ce un mélange des deux. Pour moi le kayak a été une vraie découverte, une vraie révélation. Avec le kayak, nous ne sommes pas posés sur une planche…
B. P. : Il faut quand même agir…
M. L. : Voilà. Nous avons des pagaies…On fait avec elles. On peut remonter à contre-courant.
B. P. : Comment les objets ont-ils été introduits dans vos spectacles ?
M. L. : Dès mes premiers spectacles, à dix-sept ans, les objets bricolés étaient présents. Ils étaient manipulés à distance ou ils pouvaient être utilisés dans une facture de masque plus traditionnelle qui couvre et transforme le corps.
B. P. : C’était au départ des petites formes sur table.
M. L. : Oui. Dans le tout premier spectacle par exemple que j’ai créé, en 1984, Le Poulailler, j’avais une tête de visage qui était fixée sur mon pied. À un moment, j’étais allongé sur le dos et mon pied était habillé d’un masque. J’avais été très impressionné par L’énigme de Kaspar Hauser du cinéaste allemand Werner Herzog… Le Poulailler racontait l’histoire d’un enfant qui avait vécu, grandi dans un poulailler et qui ne connaissait rien du monde extérieur. J’attachais de petites têtes sur la main, mais aussi au pied — pas sur le visage. La première fois que je l’ai fait sur le visage, ce fut très tardif, pour Lir, un jour la vie d’un jour, chorégraphie guerrière pour douze poucettes et trois landaus. Je suis allé voir un facteur de masques, à Saint Etienne — qui allait nous apporter du courrier intéressant. Je voulais qu’il me fasse les chevaliers du Roi Lear avec sur le visage des cuirasses ou des armures. Nous avons beaucoup échangé et il m’a montré comment il travaillait, sur un moule en bois. Je trouvais ces moules en bois magnifiques, aussi lui ai-je demandé s’il pouvait nous faire quatre têtes du Roi Lear quasi pleines, en bois, très lourdes, quasi pas creusées que nous allions poser sur nos têtes ou sur nos visages, comme des sculptures portées. Le spectacle est devenu comme une veillée d’armes : il démarrait avec un soldat du Roi Lear qui racontait sa vie depuis sa naissance. Lear était mort et ce soldat voulait commémorer l’anniversaire de sa mort. Les quatre empreintes, plus ou moins affinées, allaient montrer quatre âges du Roi Lear. On est dans les années 1980.
B. P. : Le détournement est tout le temps présent : si le masque est présent devant le visage, ce sera une sculpture en rond de bosse… Vous avez par ailleurs une capacité incroyable à voir les choses étranges cachées dans les mots. Vous avancez masqué…, pas pour faire un mauvais coup, mais parce que le détournement est dans votre A.D.N.. Vous créez des rapprochements sémantiques via la phonétique. Votre façon d’aborder le mot est tout à fait spécifique, dans un détournement nourri de l’imaginaire. Et le masque est aussi dans vos problématiques de façon métaphorique : c’est comme si vous aviez un filtre pour regarder le réel. Derrière ce que le commun des mortels voit, vous voyez autre chose, un monde. Et en même temps, vous ne donnez pas de noms aux objets (bout de bois, pneu…) que vous fréquentez, mais ils sont très humanisés.
M. L. : Ce sont des compagnons… Ma manière de faire du théâtre est celle du bricolage. J’adore les inventions. J’adore le jardinier qui sait inventer un truc pour rattraper les fruits dans son pommier. Je trouve que cela raconte tellement l’humanité. J’ai écrit un tout petit texte qui parlait de ces objets usés comme d’étoiles déjà mortes : « Les objets sont les étoiles d’un ciel ordinaire. L’usure dessine des traces de lumière, elle retient la mémoire du geste déjà mort. »[2] Le masque, la marionnette, est un objet qui va servir de véhicule, comme on prend un taxi, comme on prend un express côtier, comme quand on monte dans un avion et qu’on fait confiance au pilote. Nous n’étions pas là au moment où ont été faites toutes les vérifications. On fait confiance. Je croise un objet — dans tous les sens possibles, à l’atelier aussi, à force de le tordre, de le mouler, de le démouler, tout d’un coup je le croise et je me dis que c’est cela. Qu’est-ce que je peux en faire ? Où est-ce qu’il va ? Je ne sais pas si c’est le hasard. Je parlerais de la volonté de mettre le plus de chances possibles. Notre inconscient est beaucoup plus fin que ma volonté. Mes rêves sont beaucoup plus intéressants que ce que je peux imaginer dans un spectacle… Donc je peux imaginer confier cela le plus possible au hasard. Ce hasard, on ne sait pas trop ce que c’est. C’est comme la potion magique de Panoramix, on ne sait pas trop ce qu’il y a dedans, mais il doit y avoir de l’écriture automatique, du hasard fait par l’encre du stylo et ce visage qui apparaît à l’atelier est fait du hasard du démoulage (quelque chose s’est accroché à cet endroit-là, a tiré un peu plus le nez ou le sourcil et lui donne un drôle d’air, d’une peinture qui a coulé … Il est là tout à coup, il est fait de toutes ces choses là. Et ensuite, on va le rencontrer ensemble. C’est un peu comme si on allait marcher sur les braises au bras de ce vieil ami avec lequel on a déjà partagé beaucoup de choses pendant les répétitions. Pour passer les feux de la rampe… Cela devient un vieux compagnon, parce qu’après il fait sa vie. Je n’ai pas envie de le mettre dans une boîte avec du feutre. Il fait sa vie. En revanche, je le rencontre avec beaucoup de plaisir. On est compagnon. On fait le travail ensemble. C’est comme un instrument de musique. On en prend soin pour pas qu’il s’abîme, pour qu’on puisse continuer à jouer avec lui. Je ne mets pas d’encens devant un instrument de musique. Ou bien, si, si le son devient meilleur… J’aime l’idée d’être au bras d’un vieux compagnon. On traverse ensemble. On traverse à gué, ensemble.
B. P. : Si l’on revient sur Tokbar. C’est un personnage que vous endossez. Il y a quelque chose d’une transformation. On ne voit plus Michel Laubu. Son corps est complètement transformé. Il va avoir une attitude physique et traverser le plateau différemment de sa façon d’aller dans la vraie vie à la boulangerie. Il n’aura pas le même état de corps !
M. L. : Je viens du
travail de Grotowski, de l’Odin Teatret, où l’on utilise le corps comme une
mécanique vivante. Un personnage est contraignant, par son poids, par ses
attaches, et c’est ce qui fait, en bloquant des articulations, que vont se
dessiner sa silhouette, sa démarche, sa manière de regarder à droite et à
gauche, en mer. Je ne pense pas que j’« incarne » Tokbar. Entre cet
objet et moi, on va tendre un fil. Tokbar sera un funambule ou un état gazeux
entre nous deux. Mon travail est comme celui d’un archéologue arnaqueur qui n’a
pas fait d’archéologie. Je remue la poussière et cette poussière sert
simplement d’écran à la projection de l’imaginaire. Mon travail, c’est
cela : remuer la poussière. C’est pour cela que j’utilise des objets usés.
Et c’est l’imaginaire des spectateurs qui vient se projeter. Oui, j’essaie de donner
une qualité différente à la poussière, lui donner certaines couleurs. Il y a
des endroits où je vais avoir certaines lignes, pour avec le ciel à un moment.
Nous ne sommes pas dans cette préoccupation d’incarnation. Nous sommes très
concrets. C’est ce que j’ai aimé dans le travail du théâtre asiatique, tout
l’entraînement du corps comme une mécanique vivante, de le mettre en mouvement,
de le laisser parler, de le laisser bouger. J’ai l’impression qu’on est sur ce
théâtre de Figur, un peu comme des
conteurs. On remue cette poussière. On agite ces objets de plus ou moins grande
taille. Cela peut être des frigos dont on peut sortir. Mais cela peut-être sur
un tout petit espace : je joue un solo depuis vingt ans dans lequel il y a
des dés à coudre…, des vaches en plastique, des souvenirs de Binic que l’on met
sur la télé quand on a une télé, une serpillère qui fait la mer. Tout notre
travail, que le plateau fasse un mètre vingt ou quinze-vingt mètres
d’ouverture, c’est la même chose : nous sommes des conteurs.
[1] Propos de Michel Laubu recueillis le lundi 25 novembre 2019 par Brigitte Prost.
[2] Laubu Michel, L’Objet Turak. Ordinaire de théâtres et archéologies fictives, Montreuil, Éditions de l’œil, p. 13 et p. 17.