Par la force de l’opinion publique et sous la pression de l’engouement médiatique je regarde des opéras dans des représentations récentes, le plus souvent signées par des metteurs en scène convertis aux représentations lyriques par le chant des sirènes financières que les directeurs d’institutions toujours friands de « chaire fraîche » entonnent avec constance. Il suffit qu’un nom paraisse sur la scène théâtrale pour qu’à leur tour, ils paraissent : d’ailleurs leur présence dans la salle atteste la reconnaissance du succès. Ce fut récemment le cas pour Thomas Jolly en France… et tant d’autres. Et la mission impartie à ces nouveaux venus renvoie toujours au même voeu : « rafraîchir » l’opéra dont on souhaite la mise à jour, le camouflage des rides et l’affiliation agressive au quotidien… comme si, en craignant sa vétusté, on s’employait obstinément à camoufler son âge, son passé. Chirurgie esthétique flagrante ! Opération fréquente chez ces « vieilles belles » qui se pavanent convaincues de la pérennité de leurs charmes… restaurés ! Cela explique pourquoi ici les princes deviennent des prolétaires et les ouvriers des… princes. Personne n’est plus à sa place !
Il va de soi que ces lignes pêchent pas excès et que bon nombre de grands spectacles sont parvenus à réactiver l’opéra et à fournir des moments de bonheur intense. Mais pour de grandes réussites soit de jadis, signées par Strehler ou Chéreau, soit d’aujourd’hui, dues à Warlikowski ou Tcherniakov, combien d’ersatz où les greffes, visibles et autoritaires, attestent cet irrépressible appétit de jeunesse. À l’opéra, le théâtre on le repère pour le meilleur et pour… le pire. Ici, la violence de certaines « actualisations » nuisent à la convention du chant par abus de plongée dans les stéréotypes de la modernité appelés, pense-t-on, à sauver l’opéra. C’est la mission pour laquelle sont conviés la plupart de ces metteurs en scène qui s’arrogent des licences déroutantes au risque de produire des huées souvent légitimes. Les amoureux de l’opéra sanctionnent sans pardon bien qu’ils puissent se tromper également. Dans la salle, tacitement, parfois je m’associe à leur rejet de même que je me réjouis du succès salué avec un excès inconnu ailleurs. Ecartèlement déterminé par la liberté de néophyte que je préserve… ni soumis, ni insoumis.
Une observation : la promotion des metteurs en scène de théâtre dans un domaine qui leur restait auparavant étranger a produit des erreurs flagrantes, mais a engendré aussi des modifications étonnantes. Les chanteurs tout en restant dévoués aux sons ont fini par découvrir le corps et ses ressources. Le plateau de l’opéra porte désormais la marque de cette mutation due à l’arrivée du… théâtre ! Ainsi nous avons pu subir l’émotion hors-pair du corps qui associe la liberté des mouvements et l’exaltation de la voix. C’est la face lumineuse d’une collaboration tantôt houleuse tantôt amoureuse. Elle s’impose au spectateur que je suis ! Comme à tant d’autres ! Les chanteurs affichent et exaltent un corps inconnu auparavant !
Ce déchirement m’a semblé être surmonté récemment dans l’admirable Cosi fan tutte signé par Anne Teresa De Keersmaeker. Il y a longtemps, Luc Bondy avait mis en scène à la Monnaie cet opéra mélancolique en le rapprochant de Marivaux et de la légèreté désinvolte du XVIIIème siècle : une sorte d’âge d’or de la fête des sens ! C’est alors que l’on a découvert Bondy en France ! Gérard Mortier l’avait encouragé et accompagné ! Maintenant c’est à l’Opéra Bastille que « l’esprit de Mozart » s’est manifesté avec une justesse séduisante. Dans ce Cosi on assume l’artifice de l’opéra, mais on ne souhaite ni le transgresser, ni le nier… et alors tout d’un coup on entend et on voit le mouvement secret des passions, leur jeux inlassables, le bonheur de souffrir qui, une fois éprouvé, permet de revenir à la vie. La scène nue s’affirme comme espace propice à cette présence « double », simultanée des corps-chanteurs / des corps-danseurs. Ils se relaient, s’enlacent, se séparent tels des êtres gémellaires. Ils évoluent sur fond de page blanche dépourvue de la moindre trace concrète, entièrement offerte à une écriture assumée en tant que convention chorégraphique aussi bien que lyrique. Ainsi la convention tant décriée par les metteurs en scène agressifs, qui se livrent à des interventions « dramaturgiques » souvent lourdes ou déroutantes, se trouve ici préservée dans son essence : l’opéra est un art de la convention, mais chez Anne Teresa De Keersmaeker elle se présente comme épurée, dégagée de tout poids, à même d’exalter l’amour et ses dérives ludiques. Rien ne nous empêche d’en éprouver les frémissements, de se laisser porter par leur calligraphie. Cette convention parfaite règne, mais les mots, les sons, les mouvements s’associent avec une fluidité inouïe ! C’est à « la ronde » des sentiments que nous sommes conviés et ainsi nous devenons ses témoins… enchantés.
Dans les versions « concert » d’opéra qui captivent tant les amateurs, la priorité absolue est accordée à la musique discrètement marquée par l’identité physique des interprètes – nous les voyons et les percevons – tandis que dans ce Cosi, le corps se constitue en matière première affranchie de ce qu’on appelle « le poids du monde » pour s’affirmer dans sa liberté dansante et son accomplissement vocal. Un spectacle où les affects dansent et les voix se relaient, désinvoltes et détachés de la moindre contrainte décorative.
Le Cosi – voilà ma rencontre récente avec Mozart enfin retrouvé comme posture de l’esprit. Il renvoie à l’éblouissement des Noces de Strehler, du Lucio Silla de Chéreau, de la Flûte de Bergman… ils ne sont pas nombreux ces envoûtements !