Douter de tout, et surtout, de sa version officielle
Ces dernières années, suite aux tumultes socio-politiques qui ont marqué le second mandat du gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad (2009) et très précisément après l’arrivée au pouvoir du président Hassan Rouhani en 2013, la scène iranienne semble être plus que jamais traversée par la question de l’« individu » qui émerge de manière remarquable. Ce qui résulte en quelque sorte de la méfiance envers les rapports entre la société et sa gouvernance. Curieusement, bien loin de s’abandonner au désespoir, les praticiens du théâtre en Iran optent pour un certain retour sur soi. Le théâtre n’apparaît plus tant comme le lieu où s’expriment les interrogations d’un groupe, d’un mouvement, d’une communauté ou d’une collectivité, que comme celui où sont abordés les problèmes et récits individuels, où sont permises des lectures subjectives des faits, des œuvres, et des situations. La question de l’individu est alors abordée à la scène sous des angles variés, dont nous allons ici donner quatre exemples représentatifs.
L’Individu effacé
L’individu apparaît d’abord sur la scène comme effacé. Ainsi, Hossein Pouriani (né en 1989) dans Enragé (Hâr, Téhéran, Molavi Hall, 2018) confronte ses spectateurs à une virulente critique sociale. Le spectacle nous présente un monde exclusivement masculin où la parole est totalement absente et expose une génération en souffrance. Sur scène, onze hommes plutôt jeunes défilent sur un tapis blanc au rythme d’une musique d’ambiance. Tout débute par ce qui a l’apparence d’un banal défilé de mannequins ; mais assez rapidement, les vêtements, les objets, les maquillages, les perruques, les couleurs et les bijoux sont détournés et prennent un autre sens : alors que l’un des hommes gratte une main artificielle en silicone avec une râpe, un autre se met à arpenter le catwalk avec des ampoules allumées à l’endroit de l’estomac. On voit même défiler Vladimir et Estragon – chapeau melon sur la tête et baskets aux pieds – transportant leur arbre. Ils dévoilent ainsi des individus écrasés sous le poids des biens matériels (et en premier lieu de l’argent) et de l’apparence. Dans cette bataille de superficialité, ils semblent prêts à passer sur les cadavres de leurs semblables. Lorsque s’achève le spectacle, il ne reste plus que les objets sur le tapis blanc, tandis que les hommes continuent leur défilé autour de ceux-ci.
Dans Le Tuyau (Louleh, Téhéran, Molavi Hall, 2018), écrit et mis en scène par Alireza Ajalli (né en 1985), ce sont les ouvriers de la tuyauterie d’une ville imaginaire qui, en raison de l’interruption soudaine de l’eau courante, perdent toute leur utilité : pas d’eaux résiduaires, plus d’évacuation vers les égouts et donc plus besoin des ouvriers. Le tuyau, objet à la fois sans importance et important, sert de prétexte pour examiner la place des individus dans la société, qui, compte tenu de l’invisibilité des tâches qu’ils effectuent, sont totalement ignorés. En se focalisant sur la relation entre un objet banal et souterrain et le travail invisible de la tuyauterie, le spectacle les rend tout d’abord visibles tout en montrant comment les individus se déshumanisent et se retrouvent en quelque sorte « entubés ».
L’Individu malmené
D’autres artistes focalisent leur travail sur l’étude de la manière dont les individus réagissent à la maltraitance. C’est ce qu’explore Ali Korsizar (né en 1989) dans sa pièce Le Procès (Farâyand, Téhéran, Molavi Hall, 2018), s’inspirant de l’œuvre de Kafka (Le Procès, La Métamorphose, Le Château, Paraboles) et d’une nouvelle de l’écrivain japonais Abé Kōbō traduit en français sous le titre de « Les Envahisseurs » 1. L’appartement de Monsieur K, le personnage principal, se trouve envahi par les membres d’une famille qui vont progressivement démanteler tous les éléments de sa vie privée. La fable donne au metteur en scène l’occasion d’interroger la part de responsabilité de Monsieur K dans le procès qui fait de sa vie un cauchemar. Le changement de la situation est efficacement mis en évidence par le biais de la scénographie : au début du spectacle, Monsieur K est cantonné dans les limites d’un grand carré tracé au sol. Puis, à la fin du spectacle, le public le voit déambuler à l’extérieur du carré, mais traînant toujours derrière lui une porte, illustrant ainsi de façon expressive la passivité de K envers son enfermement.
Pour sa part, Ali Akbar Alizad (né en 1973) dans sa représentation des Bonnes de Jean Genet (Kolfathâ, Téhéran, Molavi Hall, 2018) transforme les bonnes en ouvriers et propose ainsi l’image d’une société divisée ; ceux qui profitent de tous les privilèges d’un côté (Madame), et les démunis de l’autre (Claire et Solange – jouées par deux hommes). Ces ouvriers, individus exploités et humiliés à la fois, ne sont ni visibles, ni audibles pour ceux qui les dominent : Madame dont le mari est emprisonné pour avoir détourné des fonds n’arrive même pas à distinguer Claire de Solange ; elle les considère comme des objets. C’est dans ce contexte que ces « bonnes » se mettent à jouer et à courir à leur perte. Dans ce jeu qui les conduit vers le néant, elles envoient une lettre de dénonciation qui ne sert à rien, puisque Monsieur est libéré et que Madame sort pour la retrouver. Les sœurs restent alors seules avec le tilleul empoisonné.
« […] En tout cas, il est plus facile d’écraser une société où la question de l’individu ne se pose même pas. »
Ebrahim Golestan 3
Les Sceptiques
Le scepticisme pointe le dogmatisme du doigt. Une autre ensemble de spectacles regroupe le travail de ceux qui s’insurgent et s’interrogent. Des artistes qui remettent tout en question et surtout ‘la version officielle’. Prendre de la distance avec les histoires et les interprétations autorisées met en valeur la capacité des « individus » à produire une analyse personnelle et porter une opinion individuelle sur les faits, les phénomènes et les choses. La manière dont est traitée la mise en scène des textes classiques est de ce point de vue très révélatrice. Prenons comme exemple Hamlet mis en scène par Arash Dadgar (né en 1973) (Téhéran, Teatr-e Shahr, 2014). La version proposée, une adaptation réalisée par Shahram Ahmadzadeh, se situe si loin du texte originel que le metteur en scène a décidé de ne pas mettre le nom de Shakespeare sur les affiches du spectacle. Ici, Hamlet devient fou et destructeur, un parfait criminel, à l’origine de tous les assassinats qui ont lieu dans le spectacle : il connaît « parfaitement le ‘mot’ de la mort sans pour autant savoir quelle ‘phrase’ on peut construire avec : tuer, se venger, ou exécuter » 2 ; en d’autres termes, il n’est pas conscient de la portée de ses actes destructeurs et par conséquent, tel quel, il se situe fort loin d’un Hamlet « intellectuel ». Autour d’Hamlet sont placés entre autres : un fossoyeur qui rapporte qu’au Danemark la population des morts devance un peu plus chaque jour celle des vivants ; un certain Rosencrantz atteint de la lithiase urinaire qui n’arrive pas à éliminer des calculs et, de ce fait, baigne dans son sang ; et Polonius, chargé ici de prononcer le fameux monologue « être ou ne pas être » à sa manière, est le chef de la censure et impose à un roman de Jane Austen une interdiction de publication. Ces individus égarés et écrasés par la mort, illustrent avant tout et plus que tout, une chose : le fait de ne pas connaître la vie.
Un individu raté se dessine aussi à travers le personnage d’Ulysse dans L’Odyssée (Téhéran, Hafez Hall, 2016) également mis en scène par Arash Dadgar et basé sur un texte éponyme de Amin Tabataba’ï, d’après Homère. Ce spectacle fragmenté évoque la destruction et la dévastation. En lieu et place d’un grand héros, Ulysse devient un imbécile prêt à solder l’histoire de son pays : un être humain qui achète, qui vend, et qui vit, et pour qui tout était fini depuis le jour où il a quitté Ithaque pour Troie, pour la Guerre. Vivant dans l’univers des ombres, entouré des fantômes de ses victimes massacrées pendant la Guerre, Ulysse doit graver sur sa poitrine à l’aide d’un couteau le nombre de ses années d’errance afin de ne pas les oublier.
C’est le même procédé qui est employée par Mehdi Koushki (né en 1981) dans Le Théâtre du mal (Teatr-e schar, Téhéran, Da House, 2017), basé sur Richard III de Shakespeare. Koushki bâtit son spectacle sur différentes strates temporelles qu’il superpose (le temps de l’œuvre et le temps présent), ainsi que sur différentes strates spatiales (une crypte médiévale et le lieu de la représentation – un ancien hammam converti en salle de spectacle) et enfin sur un double emploi de la langue puisque Le Théâtre du mal est joué en anglais – la langue de Shakespeare – et en persan, bien que les personnages restent incapables de se comprendre les uns les autres. Dans cette version, l’individu Richard a toutes ces raisons pour devenir ce qu’il est devenu : une victime.
L’Individu resurgit
Un dernier ensemble de spectacles est cependant porteur des signes d’un renouveau. Ils démontrent comment, malgré tous les obstacles et en dépit des difficultés rencontrées, les ‘individus’ arrivent à refaire surface. C’est ce qui transparaît dans Temps zéro absolu (Zamân sefr-e motlagh, Téhéran, Théâtre Mostaghel, 2018) de Amir Babashahabi (né en 1992), une adaptation des Portes de la perception d’Aldous Huxley. Le spectacle interroge la capacité de l’individu à atteindre la jouissance et la délivrance sans consommer de drogues. La réponse se trouvera dans la danse, les mouvements associés à l’inconscient.
Plus concrètement, Morteza Mirmontazemi (né en 1983) avec Becket (Téhéran, Tamâshâkhâneh Iranshahr, 2017) de Jean Anouilh aborde la question de l’« individu » dépassant ses limites personnelles. La fable de la pièce démontre comment les rapports extrêmement amicaux entre le roi d’Angleterre Henri II et l’archevêque de Cantorbéry Thomas Becket se transforment en confrontation suite aux choix de ce dernier qui préfère s’opposer au roi par fidélité à sa fonction de primat de l’église d’Angleterre. Pour sa représentation, Mirmontazemi adopte le cadre de cette confrontation remarquée qui s’achève par l’assassinat de Becket dans la cathédrale de Cantorbéry le 29 décembre 1170. Néanmoins, elle est ici figurée par des membres d’équipes de basket-ball, ce jeu violent où les corps-à-corps font rage, la scène devenant un terrain avec paniers et ballons. À travers ce jeu, le metteur en scène arrive à démontrer comment le non-respect des règles de la part de l’initiateur du jeu, c’est-à-dire Henri II, peut conduire l’ « individu », matérialisé à travers le personnage de Becket, vers un revirement inattendu en le poussant à montrer des hautes valeurs humaines. Et lorsque Becket opte définitivement pour les valeurs de sa fonction, il est alors mis au préalable ‘sur la touche’ par ordre du roi, puis interrogé et menacé (en lançant la balle sur lui au lieu de viser le panier) et en fin de compte, assassiné sous une pluie de ballons. Cependant, l’extrême désarroi et l’immense solitude du despote Henri II, derrière les barres de fer qui sépare la scène de la salle en renfermant les personnages dans leur l’univers du jeu, prouvent sa défaite face à un ‘individu’ qui a su persister dans ses principes.
Les femmes comme individus – hors donc d’une définition familiale de leur état – trouvent avec Des années comme des secondes (Sâl sâniyeh, Téhéran, court de tennis du palais de Sa‘d abâd, 2015) une occasion particulière d’exposer leurs préjudices subis (entre autres la discrimination, la maltraitance, et la violence). Dans ce spectacle signé Hamid Pourazari (né en 1968) – grand adepte du théâtre environnemental et des performances – et écrite en collaboration avec Nashmineh Norouzi, les spectateurs partent de ce que resurgit des expériences et du vécu des actrices et assistent ainsi et en grande partie à l’écriture scénique avec les comédiennes.
Ainsi, les femmes de Sâl sâniyeh, ces dix jeunes femmes, prises au piège d’une société « où tout le monde est devenu une bouche et personne n’écoute ; où il y en a un qui monte au sommet de la tour Milad 3 pour se perdre ; et l’autre qui voyage et s’en va pour s’en aller ; un autre fait une pirouette ; et un autre qui accepte tout » 4, décident de ne pas fuir et de rester. Néanmoins, elles « ne veulent plus que leur passé et leur avenir se mélangent » 5, ne veulent plus laisser traîner ‘certaines choses’, et cherchent à s’en débarrasser. Elles engagent alors une performance extrêmement physique, se lavant à l’aide de seaux d’eau qu’elles se versent sur la tête, sur les autres, ou sur le sol, afin d’effacer les années qui ont taché leur féminité, leur amour-propre, leur jeunesse, leur sommeil, et toute leur existence. Au terme de ce rituel de purification, elles sont alors redevenues des individus capables d’assumer une existence entière.
Tous ces individus si fragiles se trouvent aujourd’hui face à des obstacles de taille : les sanctions imposées de nouveau à l’Iran par l’administration de Donald Trump et la menace de guerre des États-Unis. À vrai dire, depuis le 8 mai 2018 et suite au retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien (signé à Vienne en 2013), les Iraniens font face au rétablissement de sanctions économiques « les plus sévères jamais adoptées » 6. L’élan du peuple d’Iran est brisé par les Américains qui ferment les yeux sur leur souffrance. Cette situation a été rendue encore plus complexe par les inondations destructrices de mars et d’avril dernier, qui ont forcé quelques 500.000 personnes à se déplacer 7. Pour cette population qui n’arrive plus à boucler les fins de mois et qui manque de tout, qu’il s’agisse de médicaments, de moyens de transport ou de produits alimentaires, y compris par le lait infantile en poudre, il sera désormais extrêmement difficile, voire impossible, de s’occuper des créations théâtrales.
Mehdi Koushki a présenté l'un de ses écrits intitulé Shak (Le Doute) au Tamâshâkhaneh Iranshar (du 13 septembre au 7 octobre 2019). Hamid Pourazari présente Hale.hin.han.hala, son nouveau spectacle environnemental co-dirigé avec Leili Rashidi, au Rooberoo Mansion (du 13 octobre au 6 novembre 2019). Alireza Ajalli mettra en scène sa nouvelle création No-khodi (Pas des nôtres) au Molavi Hall au courant de l'automne 2019.
Pour en savoir plus : Lettres persanes et scènes d’Iran, N° 132 d'Alternatives théâtrales
1 Abé KOBO, « Les Envahisseurs », in Mort anonyme, trad. Minh Nguyen-Mordvinoff, Paris, Le Livre de poche, 1995.
2 Tiré des répliques de Hamlet, une libre adaptation d’une pièce éponyme de Shakespeare et écrit par Shahram Ahmadzadeh, texte non publié.
3 La plus haute tour d’Iran, située à Téhéran (435 mètres de haut).
1 Ebrahim GOLESTAN, Lettre à Simin (Nâmeh beh Simin), Téhéran, 2ème ed., Bâztâbnegâr, 1396/2017, p. 6. La phrase provient d’une lettre de l’écrivain et cinéaste iranien Ebrahim Golestan (né en 1922), auto-exilé depuis 1975 en Grande-Bretagne, à son amie et confrère Simin Daneshvar (1921-2012).
4 Répliques de Des années comme des secondes (Sâl sâniyeh), écrite en collaboration avec Nashmineh Nourouzi, texte non-publié.
5 Ibidem.
6 « Trump annonce contre l’Iran « les sanctions les plus sévères jamais imposées à un pays » », in L’Orient Le Jour, 20 septembre 2019 [consultée le 20 septembre 2019] disponible sur : https://www.lorientlejour.com/article/1187430/trump-annonce-contre-liran-les-sanctions-les-plus-severes-jamais-imposees-a-un-pays.html
7 Louis Imbert, « L’Iran se noie dans des inondations destructrices », in Le Monde, 23 avril 2019 [consultée le 20 août 2019] disponible sur : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/04/23/l-iran-touche-par-des-inondations-destructrices_5453739_3210.html