La pièce s’ouvre sur l’image, hélas familière, de vagabonds enveloppés dans des duvets. Ce sont en fait les associés de Peachum, un chef de bande qui camoufle ainsi ses dealers, et entretient toute une armée de voleurs, receleurs et proxénètes, qu’il couvre grâce à ses contacts dans la police et la politique. Mais lorsqu’il apprend que sa fille Polly s’est mariée en cachette à son concurrent Macheath, Peachum le fait dénoncer par ses escorts girls, et le livre à son associé, le directeur de prison Lockit. Macheath étant aussi un peu maquereau, il sera rattrapé dans sa cellule par les femmes qu’il a débauchées, mais qui l’aiment pour le meilleur et pour le pire, y compris la propre fille de Lockit, qui affrontera Polly dans un véritable duel de chant. L’Opéra du gueux de John Gay (1728), se déroule tout entier dans l’univers de la corruption, de la violence et de la prostitution, activités dont la valeur morale est soumise à un seul critère : « What’s in it for me? » – « Combien à se faire ? » (Peachum).
Mais cette morale de la pègre est moins une image des bas-fonds qu’une satire des puissants de l’époque (et de la nôtre). Et dans la musique elle-même, la satire passe par une subversion méthodique des codes de l’opera seria, s’attaquant ainsi à l’image idéalisée que le public d’opéra pouvait se faire de lui-même.
Ainsi, au choix d’un sujet noble (mythologie ou histoire) et aux sentiments élevés, on substitue une intrigue et des pratiques sordides. Au lieu des aria à la mode (par exemple ceux d’Hændel, maître de Londres à l’époque), Johann Christoph Pepusch a composé la musique de l’« opéra du gueux » par un savant montage de chansons anonymes, d’anthologie, de taverne ou de rue, quitte à en remanier les paroles et les arrangements. John Gay et Pepusch n’étaient certes pas les premiers à parodier l’opéra classique, mais il ont su dépasser la caricature, et inventer positivement une nouvelle forme, qui intègre à l’action le répertoire et les thèmes de la chanson populaire. Ce « ballad opera » connut rapidement un grand succès, et il est considéré comme un ancêtre direct de l’opéra comique et de la comédie musicale.
Dans la riche tradition que cette œuvre a inaugurée, il y aurait bien sûr beaucoup de manières de l’adapter et de se réapproprier sa virulence provocatrice. Elle a donné lieu à des création originales, comme L’Opera de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, inspiré de cet opéra et créé pour son deux-centième anniversaire (1928). Il en existe aussi de nombreux remakes, comme la réécriture de Benjamin Britten (1948), ou la version filmée de Peter Brook (1953), car cette musique d’emblée composite est du même coup essentiellement plastique et adaptable.
La mise en scène de Robert Carsen a bien fait apparaître cette plasticité dramatique et musicale, par l’usage d’un décor de carton qui se transforme illico en bar ou en prison, de même que la musique de la pièce, elle-même « recyclée », se prête bien aux effets de contrastes qui disent la précarité des destins, quand les airs passent brutalement de l’euphorie au désespoir, en fonction des descentes de police. Tout en étant relativement sobre et ludique dans sa construction, l’adaptation de Robert Carsen et Ian Burton reste donc fidèle à la dénonciation de la violence sociale qui est au cœur de l’œuvre.
C’est le cas par exemple avec la chorégraphie très acrobatique de la bande de Mac, qui peut rappeller les origines saltimbanques des chansons, mais aussi l’univers de violence et la gestuelle de certains films de gangs londoniens (comme Les Promesses de l’ombre, David Cronenberg, 2007, ou Snatch : tu braque ou tu raques, Guy Ritchie, 2000).
Les actualisations du livret, comme les allusions à la politique de Thatcher sont également cohérentes avec la satire du libéralisme déjà implicite dans le livret. Ainsi la devise de Lockit – les hommes sont des prédateurs les uns pour les autres, mais vivent toujours en société – est la formule à peine déformée de l’homme loup pour l’homme de Hobbes. C’est pourquoi Lockit est toujours prêt à trahir Peachum pour de l’argent, mais se reconcilie tout de même avec lui autour d’un pot-de-vin…
Enfin, la qualité de cette adaptation tient beaucoup au travail sur la langue, qui a fait passer la langue des bas-fonds du XVIIIe dans l’accent cockney et l’argot (slang) de l’Est londonien d’aujourd’hui. Cette transposition conjugue brutalement la satire au présent, dans un registre de langage dont la violence peut nous être familière. La verve du slang nous interpelle, et ses connotations les plus injurieuses font entendre l’ironie cruelle de cet opéra, qui chante joyeusement l’injustice d’une société où le désir et le marché tiendraient lieu de morale.
The Beggar's opera Création au Théâtre des Bouffes du Nord et du 16 au 19 août à l'Edinburgh International Festival Ballad opera de John Gay et Johann Christoph Pepusch Dans une nouvelle version de Ian Burton et Robert Carsen Mise en scène Robert Carsen Conception musicale William Christie Avec Robert Burt Mr. Peachum Beverley Klein Mrs. Peachum / Diana Trapes Kate Batter Polly Peachum Benjamin Purkiss Macheath Kraig Thornber Lockit Olivia Brereton Lucy Lockit Emma Kate Nelson Jenny Diver Sean Lopeman Filch / Manuel Gavin Wilkinson Matt Taite-Elliot Drew Jack Wayne Fitzsimmons Robin Dominic Owen Harry Natasha Leaver Molly Emily Dunn Betty Louise Dalton Suky Jocelyn Prah Dolly Et les musiciens de l'ensemble Les Arts Florissants Emmanuel Resche-Caserta Violon I Théotime Langlois de Swarte ou Martha Moore Violon II Sophie de Bardonnèche ou Simon Heyerick Alto Marion Martineau Violoncelle Douglas Balliett Contrebasse Anna Besson Traverso, flûte à bec Neven Lesage Hautbois Hervé Trovel ou Marie-Ange Petit Percussions Thomas Dunford Archiluth Direction et clavecin William Christie (et en alternance Florian Carré les 21 et 24 avril) Recherches musicales Anna Besson et Sébastien Marq Édition musicale Pascal Duc (Les Arts Florissants)