L’entretien a eu lieu à Genève, à l’issue des premières représentations du spectacle 23 rue Couperin, créé en mai 2017 au théâtre Saint-Gervais. Le spectacle, présenté comme « point de vue d’un pigeon sur l’architecture » offre un regard fragmentaire et surplombant, sur une des barres d’immeuble du « pigeonnier d’Amiens » dans laquelle Karim Bel Kacem a vécu jusqu’à ses dix-sept ans. Chacune des barres d’immeubles du pigeonnier ayant pour nom un grand compositeur de musique classique, Karim Bel Kacem invente une surface de rencontre improbable entre les airs des grands maîtres dont « les sublimes Leçons de ténèbres composées par Couperin » (interprétés par l’ensemble Ictus), et la mise en scène « d’une jeunesse laissée à son sort à l’ombre du bitume et de la grande musique », pour expérimenter ce que cette confrontation peut nous apprendre.
Comment définiriez-vous votre travail de création artistique, envisagé à l’aune de la « diversité culturelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des institutions culturelles ?
J’ai le sentiment qu’en tant qu’artiste, cette question de la « diversité culturelle » ne me concerne pas vraiment. Je ne m’envisage pas comme faisant partie d’un « groupe d’artiste » ni en terme d’âge, ni en terme d’origine sociale, ni en terme d’origine tout court. Cette question me concerne en tant que citoyen, mais pas dans mon travail de création.
Peut-être est-ce parce que j’ai travaillé d’abord en Suisse où cette question se pose beaucoup moins. La plupart des artistes connus en Suisse viennent d’autres pays, d’Italie, de Hollande, d’Espagne, de Hongrie…
Pour moi, cette question de la diversité est avant tout un outil pour les politiciens. On a besoin d’outils de calculs de ce genre et c’est important que quelqu’un en tienne le curseur, même si je ne pense pas que ce soit à nous les artistes de prendre cela en charge.
Notre seule charge c’est d’essayer de faire les meilleures pièces possibles et de faire en sorte qu’elles soient montrées.
Avez-vous le sentiment de subir, à titre personnel, une inégalité de traitement en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être victime d’une forme de stigmatisation, voire de ségrégation culturelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ?
En fait, je crois que quand tu es « artiste issu de la diversité » tu as deux possibilités. Tu peux faire des pièces qui sont en rapport avec cette question, et le fait que tu sois issu de la diversité devient alors un paramètre majeur de ta création. Je pense qu’il y a un vrai désir de cela dans les programmations actuelles. Ce qui est plus compliqué, c’est quand tu fais des pièces qui n’ont rien à voir avec cette question. Il existe peut-être un blocage à cet endroit-là.
Peut-être qu’il y a des « curiosités sélectives » chez les programmateurs qui ont besoin de trouver des artistes qui parlent d’eux-mêmes. De la même façon, j’ai l’impression que quand les femmes commencent en mise en scène, il y a souvent un besoin qu’il y ait une donnée féministe dans leurs pièces. La considération de la personne en tant qu’artiste est assez compliquée au début. Mais il faut résister à ces assignations. Moi, j’ai fait une école d’art plastique pour vraiment me couper complètement de ces considérations-là.
Le spectacle 23 rue Couperin est la première pièce que je mets en scène liée à quelque chose d’autobiographique, au fait que j’ai grandi en banlieue, dans une cité à forte diversité, principalement des pays du Maghreb. Mais, avant cela, j’avais monté des choses qui n’avaient absolument rien à voir : un Sarah Kane, Jonathan Swift Les voyages de Gulliver, Shakespeare, Fassbinder…
Je ne sais pas si le fait que je sois « issu de la diversité » me sert ou bien me dessert. Peut-être que cela me sert quelque part. Peut-être qu’il y a, chez les programmateurs, cette idée de « case à cocher », je pense qu’ils sont eux-mêmes un peu perdus avec ce concept. Cette logique des « cases à cocher » peut être autant à l’avantage des gens concernés qu’à leur désavantage. L’impartialité totale n’existe pas vraiment et cela me pose personnellement pas de problème.
Mais, en tant qu’artiste, je suis obligé de travailler avec cette donnée et de mesurer la distance à laquelle je me trouve par rapport au fait d’être invité dans certains endroits, je tâche de conserver une distance critique, de surprendre parfois. Il est vraiment de la responsabilité des artistes de ne pas tomber dans ce piège, dans cette instrumentalisation, et de décider, lorsqu’on veut vraiment parler de thèmes politiques, que ce ne soit pas des actes opportunistes.
C’est très dur, car ce métier est tellement concurrentiel, que dès qu’on a l’impression qu’on a un léger atout on essaye de le faire valoir… Mais, ce faisant, on prend le risque de se faire enfermer par ce qu’on croit être notre atout. Pour moi, être enfermé dans mon origine, ce serait le pire. C’est pour cela que j’ai commencé par m’aventurer ailleurs dans la création avant d’aborder ces questions-là.
Plus généralement, les artistes issus de l’immigration souffrent-ils d’un déficit de visibilité sur les scènes européennes ? Ou au contraire d’une forme de promotion partisane et militante ?
On est tout le temps dans cette bipolarité entre le déficit de visibilité et la promotion instrumentalisée, et les seules personnes qui peuvent sortir de cela ce sont les artistes eux-mêmes. Au-delà des questions de diversité culturelle, je trouve que dans le théâtre, il y a un problème de critique, d’analyse des pièces. Si les outils critiques étaient clairs, le problème ne se poserait même pas car on analyserait une pièce pour ce qu’elle est, on questionnerait les signes aux plateaux, l’action, son efficacité, la prise de position artistique… Lorsqu’on n’est pas juste dans des réactions spontanées d’adhésions ou de rejet, on peut s’en sortir. Je pense que la solution réside dans les outils critiques, dans tous les domaines, même dans les relations avec la presse.
Est-ce qu’on souffre d’un déficit de visibilité aujourd’hui ? Je dirais que non. Par contre il y a beaucoup de leurres, il y a beaucoup d’artistes qui sont exhibés pour cocher les cases de la diversité.
Mais cela produit parfois des effets positifs. Récemment pour la pièce 23 rue Couperin, par exemple, j’ai cherché des acteurs arabophones pour enregistrer les voix et j’ai commencé à rencontrer des acteurs et des actrices incroyables, dont une jeune actrice vraiment incroyable. Cette jeune femme est passée par des formations de promotion de la diversité comme Premier Acte, mais théâtralement, indépendamment de toute formation, elle est meilleure que beaucoup de jeunes actrices de sa génération. Ce système de « discrimination positive », qui pourrait sembler problématique au départ a donc permis de voir éclore une artiste qui mérite largement d’être là.
J’avais eu un débat avec une amie sur la question de la représentation des femmes dans les shorts listes des CDN. A l’époque je trouvais cela idiot que le gouvernement impose deux hommes et deux femmes dans ces shorts listes. Je me disais que des femmes metteuses en scènes qui n’étaient pas de bonnes artistes allaient se retrouver avec des postes de pouvoir de façon forcée. Et elle m’a répondu : « Combien y a t’il de mauvais metteurs en scène masculins à la tête des CDN aujourd’hui ? » Cela m’a convaincu. On ne force pas la porte pour la génération qui est la nôtre, on la force pour les prochaines générations, c’est cela qui compte. On a tous des modèles de possibilité en tête. S’il y a une plus grande représentation des femmes à la tête des théâtres, cela donnera d’autant plus d’idées aux jeunes filles qui n’ont que cinq ou six ans aujourd’hui, de se dire qu’elles pourraient devenir directrices de théâtre. On force donc la main, par la politique, à une possibilité d’imaginaire.
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Entretien réalisé par Lisa Guez.
L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre dans le dossier "diversité" proposé sur notre site. Vous pouvez télécharger le PDF de l'article ici.
Le spectacle 23 rue Couperin sera au Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet du 11 au 19 mai 2018.