Première expérience jeune public : transmutation d’un cabinet de curiosités

7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A
7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A

Sylvie Martin-Lahmani et Caroline Godart, codirectrices d’Alternatives théâtrales, m’ont proposé de relater sur le blog de la revue ma première expérience de spectacle pour le jeune public, en l’occurrence la création d’un cabinet de curiosités pour enfants à partir de ceux que j’ai conçus pour un public adulte. Cette création, qui devait avoir lieu fin novembre au Théâtre La montagne magique à Bruxelles, a été reportée. D’autres dates sont prévues au Centre culturel de Braine-l’Alleud début février – si les théâtres rouvrent…

Le compte rendu de mon expérience ne portera donc que sur l’amont ; l’aval viendra en son temps !

Prima materia

Ancêtre des musées, le cabinet de curiosités, apparu au 16e siècle, est souvent perçu comme un capharnaüm de bizarreries hétéroclites. Il est pourtant un petit théâtre du monde, qui réunit des éléments de la nature (naturalia) et de la fabrication humaine (artificialia) selon un principe d’émerveillement – c’est-à dire non seulement la fascination pour la pièce rare, insolite ou précieuse, l’émotion provoquée par la surprise, la beauté ou l’étrangeté, mais aussi l’étonnement devant la diversité singulière des êtres et des choses et le questionnement incitant à les connaître.

Depuis bientôt 15 ans, je revisite le principe du cabinet de curiosités sous la forme de conférences scéniques pour partager, à travers un assemblage personnel de spécimens et d’objets singuliers, du gai savoir sur des sujets qui me tiennent à cœur : le baroque, le monde naturel, et l’histoire de ces Wunderkammern « chambres des merveilles » qui ressurgissent aujourd’hui comme dispositifs de transversalité entre arts et sciences.

Au cœur de ma démarche : valoriser l’émerveillement qui nous rend plus attentif.ve.s et plus attentionné.e.s à l’égard de ce avec quoi et ceux.celles avec qui nous faisons monde. Le mot « curiosité » vient d’ailleurs de cura : l’attention, le soin prodigué…

Parmi les spectateurs.trice.s adultes auxquels s’adressent ces cabinets, il y eut quelquefois des enfants, dont l’écoute et l’intérêt me surprenaient, compte tenu de la densité de mon propos… Dans l’échange qui s’ensuivait, ils m’en apprenaient aussi, sur tel oiseau, tel fossile ou telle plante carnivore ! A plusieurs reprises, on m’a proposé de venir à l’école en « adaptant » mes présentations au jeune public. Mais je craignais la simplification, la réduction obligées pour rendre accessible ce theatrum mundi qu’est le cabinet de curiosités, où la multiplicité et la diversité des domaines abordés répondent à la profusion et à l’hétérogénéité des objets ; sans compter que ce qui suscite la curiosité chez les adultes ne repose pas nécessairement sur les mêmes ressorts que chez les enfants – la surprise surgissant souvent d’un écart par rapport à des référents partagés…

Ma réflexion en est restée là, jusqu’au jour où j’en ai parlé à Sofia Betz, créatrice de spectacles dont le jeune public est fan : du Petit Chaperon rouge à L’Odyssée ou à Roméo et Juliette, elle donne à ces histoires anciennes et connues un souffle neuf et décapant. Elle m’a dit : « Allons voir Cali Kroonen, la directrice du Théâtre La montagne magique. » La rencontre fut… magique. D’abord, Cali a ôté mes craintes : « Ne pense pas trop ‘jeune public’, l’important est de communiquer aux enfants ton propre émerveillement, alors ils te suivront et auront envie d’en savoir plus. » Ensuite, plutôt que d’envisager une petite forme pour les écoles, elle m’a proposé de déployer une grande forme dans son théâtre et d’y inviter des classes entre 8 et 12 ans. Dans un second temps, je pourrais envisager de réaliser des cabinets à l’école avec les enfants, en partant de leurs curiosités, recherches et découvertes. Quelle belle proposition ! Je n’en revenais pas d’être soutenue d’emblée dans ce projet, avec une telle confiance et un tel engagement.

Grâce à un petit budget octroyé par La montagne magique et l’asbl Pierre de Lune (le Centre scénique jeunes publics de Bruxelles dont le directeur, Christian Machiels, a lui aussi spontanément souscrit au projet), j’ai pu commencer à travailler. Sofia Betz – à qui j’avais demandé de mettre en scène ce cabinet – m’a ouvert les portes d’autres lieux prêts à accueillir des représentations et à offrir des résidences. J’ai découvert là un réseau extrêmement dynamique et solidaire, habitué à jongler entre les plannings des artistes, des écoles et des salles, ainsi qu’à gérer les nombreuses représentations scolaires – car dans le jeune public, les spectacles tournent beaucoup, avec souvent 2 représentations par jour, parfois dans une seule matinée ! Rien à voir avec la diffusion, souvent laborieuse, des spectacles de théâtre pour adultes…

C’est ainsi qu’a démarré le projet 7 Merveilles, en résidence à La montagne magique puis au Centre culturel de Braine-l’Alleud, entre septembre et novembre. Dans les deux lieux, les conditions de répétition étaient idéales, et les équipes très investies malgré les contraintes et les incertitudes liées au Covid. A tout problème, une solution à chercher, quitte à l’inventer… L’énergie créatrice n’était pas que du côté des artistes ! Eliz De Wolf, responsable de la programmation jeune public à Braine-l’Alleud, a également œuvré activement pour mettre en place un « atelier de curiosités » avec deux classes de 4e primaire que j’accompagnerais dans la foulée des représentations. Et malgré l’annulation de la création de novembre, nous avons pu poursuivre et même prolonger nos répétitions, avec l’aide des formidable régisseurs du centre culturel, prêts à relever tous les défis techniques qui leur étaient posés.

Spectacle Isabelle Dumont_Le cabinet des curiosités_Crocodile
7 Merveilles, photo de répétition © ID

Transmutation

Le titre du projet, 7 Merveilles, renvoie évidemment aux Sept Merveilles du monde, de la nature, etc. C’est qu’au départ, j’avais l’idée d’un cabinet limité à 7 objets pour aller dans les écoles et inviter les enfants à se demander quelles seraient leurs 7 merveilles… Dans le contexte théâtral qui m’était offert, bien d’autres curiosités se sont ajoutées, pour constituer un cabinet toujours centré sur le gai savoir mais soutenu par un canevas fictionnel, à la fois pour personnaliser ma présence en scène et fournir un fil narratif au partage de connaissances et d’histoires que j’allais proposer.

Tel est donc le « scénario » qui en a résulté : à partir d’une première merveille – une libellule – reçue pour ses 7 ans, la petite Isabelle développe sa curiosité et découvre en grandissant un cabinet du passé dont les multiples merveilles animales, végétales, minérales (y compris des chimères…) renvoient progressivement au présent, s’ouvrent sur l’infiniment petit – les bactéries – et l’infiniment grand – les galaxies – pour l’interpeller sur le devenir de la Terre et du vivant.

Pas question pour autant de jouer à l’enfant ou de composer un personnage de savante folle dans son capharnaüm. Je tenais à conserver une adresse simple et directe comme pour mes cabinets destinés aux adultes, tout en utilisant mes ressources d’actrice et les outils de la scène. Ceci dit, au fil du travail avec Sofia Betz, un personnage est apparu en guise d’amorce à ce qui était tout de même un spectacle, pas un cours de sciences naturelles…Transmettre des contenus scientifiques, historiques, écologiques et autres, les transmuer pour les rendre compréhensibles aux enfants sans tomber dans le didactisme, c’était en effet un processus délicat.

« Tante Viviane » est donc arrivée à la rescousse. C’est moi qui interprète cette tante curieuse de tout, dans un jeu de dédoublement qui injecte une théâtralité joyeuse au début du spectacle, et qui revient en clin d’œil à la fin. Entre les deux, je suis plutôt en mode narratif pour dévoiler le cabinet d’un savant italien du 16e siècle, dont la collection d’animaux, de plantes, de pierres et d’instruments d’observation dit quelque chose de son temps mais aussi du nôtre : ainsi les coraux par exemple, qui figurent dans toutes les chambres des merveilles d’autrefois en tant qu’énigmes scientifiques et joyaux esthétiques aux vertus curatives, sont aujourd’hui en voie de disparition alors qu’on les sait essentiels à la vie océanique. Le télescope et le microscope assurent la transition du passé vers le présent pour ouvrir le regard sur des merveilles d’autres dimensions, au cœur des matières cellulaire et stellaire. Et puis soudain arrivent un poulpe avec ses 9 cerveaux, une lapine fluorescente transgénique et un robot qui ne veut pas aller sur Mars. Trois « curiosités contemporaines » qui posent question sur l’évolution de la Terre et l’intelligence du vivant, sur le rôle des sciences et des technologies, et qui posent littéralement des questions… car on entend en off la voix du poulpe, de la lapine et du robot qui s’interrogent sur leur devenir et m’interpellent. Le spectacle se clôt ainsi de manière onirique mais aussi politique puisque tous les êtres et objets du cabinet se mettent à parler et à revendiquer l’émerveillement comme nécessité pour savoir quel monde défendre.  

Tout cela se déroule dans un dispositif scénographique simple de 4 tables à roulettes : celle  qui sert aux scènes du début et de la fin avec « tante Viviane », celle de la régie, et les deux autres assemblées sur lequelles s’empilent des caisses de bois de récup lumineuses, munies de volets qui s’ouvrent et dévoilent au fur et à mesure les curiosités, pour ménager la surprise et renouveler l’attention. C’est Filipa Cardoso, présente avec moi sur scène, qui assure ces manipulations, en plus de la régie image et son. Filipa accompagne mes cabinets de curiosités depuis le début, mais c’est la première fois que nous évoluons ensemble sur le plateau. La metteuse en scène lui a donné ce rôle pour que ma présentation soit totalement fluide et que tous les « effets » du spectacle arrivent à point nommé, tout en étant visibles. L’idée étant de montrer la théâtralité « artisanale » mise en œuvre pour créer la magie du cabinet – allumer un projecteur sur le crocodile quand il arrive, fabriquer des bulles de savon géantes quand il est question d’iridescence, amener une télévision pour lancer une vidéo sur le perroquet chanteur, envahir peu à peu le cabinet de plantes…  Cette partition de déplacements et d’actions muettes quasi chorégraphiée maintient ainsi l’espace scénique en mouvement – un espace épuré qui se remplit jusqu’au foisonnement.

Cette option de mise en scène – que je n’avais jamais expérimentée dans mes cabinets précédents où c’était moi qui manipulais les pièces présentées sans effets particuliers, sauf adjonction éventuelle d’image ou de musique – m’a d’abord déstabilisée, mais elle s’est révélée très pertinente et m’a permis de me concentrer sur mon texte et son interprétation. Car j’ai mis du temps à transformer ce que je racontais depuis tant d’années aux adultes en un discours accessible aux plus jeunes sans renoncer à la complexité des sujets abordés, tout en cherchant un ton juste, naturel, spontané, capable aussi de varier de rythme et de tonalité… Les ambiances musicales m’y ont aidée, et Lio Vancauwenberghe, qui compose les musiques de tous les spectacles de Sofia Betz, a su créer des nappes sonores assez discrètes pour ne pas couvrir ma parole et assez présentes pour modifier l’atmosphère d’une séquence à l’autre.  

Reste à voir maintenant si cette alchimie de transmutation théâtrale sera opérante… Durant les périodes de résidence, aucune personne extérieure n’était autorisée à assister aux répétitions. Nous n’avons donc encore eu aucune réaction d’enfants à nos 7 Merveilles… Je suis très curieuse d’en recevoir !

Auteur/autrice : Isabelle Dumont

Actrice, créatrice de spectacles, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales

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