Entretien avec les traductrices Angela Leite Lopes et Alexandra Moreira da Silva
Angela Leite Lopes : J’ai commencé à traduire des pièces brésiliennes en français en 1985. Je faisais une thèse de doctorat, à Paris 1, sur le tragique dans l’œuvre de Nelson Rodrigues, auteur qui était alors inconnu en France. Aucune de ses pièces n’avait été ni traduite, ni présentée en France. Alors, pour que les éventuels lecteurs de ma thèse puissent avoir un accès direct à ses pièces, sans être limités aux citations faites dans mon texte, j’ai traduit en annexe deux pièces de Rodrigues : Senhora dos Afogados (Dame des noyés) et Doroteia (Doroteia).
J’ai soutenu ma thèse en décembre 1985, et là je me suis dit : c’est maintenant que le travail commence. Je voulais en fait que Rodrigues soit connu du public et des artistes de théâtre français.
Peu de temps après, à Rio, j’ai eu la chance de rencontrer Paule Thévenin, à qui j’ai donné mes traductions. Elle les a fait lire à Maria Casarès et à Alain Ollivier. Quelques années plus tard, Louis-Charles Sirjacq, qui était un des directeurs de la collection « Le Répertoire de Saint-Jérôme », chez Christian Bourgois, m’a commandé la traduction de Valsa nº 6 (Valse nº 6), qui est parue en 1990 dans un volume avec Dame des noyés. Puis j’ai également traduit d’autres auteurs, dont Plínio Marcos et son Dois perdidos numa noite suja (Deux perdus dans une nuit sale), qui a fait l’objet de quelques lectures mises en espace. Mais, c’est surtout le travail sur l’œuvre de Rodrigues qui me passionne.
J’ai reçu, par la suite, plusieurs commandes de traduction de pièces de Rodrigues : A serpente (Le Serpent), O beijo no asfalto (Le Baiser sur l’asphalte), Toda nudez será castigada (Toute nudité sera châtiée) et Perdoa-me por me traíres (Pardonne-moi de me trahir), celle-ci traduite avec Thomas Quillardet.
Je pense qu’il y a chez Rodrigues, qui n’est pas un auteur facile, une contribution toujours actuelle et importante pour le théâtre. Le tragique est la base de son théâtre. J’aime toujours souligner le fait qu’il invente lui-même des catégories pour définir ses pièces. La plupart sont des tragédies ou des tragédies cariocas. Mais Toute nudité sera châtiée, il l’appelle « obsession en trois actes », j’adore ça ! Os Sete Gatinhos (Les sept chatons), c’est une « divine comédie ». Doroteia, c’est une « farce irresponsable ». Ces sous-titres ne sont pas aléatoires. C’est en effet la tradition dramaturgique qu’il est en train de mettre en jeu, de manière tout à fait consciente, dans son œuvre. Et quand il dit que ses pièces sont des tragédies, il s’insère dans une tradition qui n’a pas de nationalité et qui s’est développée au long des siècles. On pourrait donc dire que Rodrigues n’est pas un auteur brésilien, c’est un auteur du XXe siècle qui apporte sa vision du théâtre, une vision très subtile.
Alexandra Moreira da Silva : Mon propre parcours de traductrice de pièces brésiliennes s’est construit en deux temps. Le point de départ, c’est l’amour de la langue, des langues, et celui du théâtre. Il se trouve que j’ai développé les deux en parallèle depuis très longtemps. À une époque, j’ai été dramaturge associée à une compagnie et à un théâtre au Portugal : c’est là que j’ai commencé à faire mes premières traductions, du français vers le portugais. Le premier auteur que j’ai traduit a été Jean-Luc Lagarce. Depuis, je ne traduis que du théâtre ou des essais sur le théâtre. C’est un peu comme respirer : c’est un besoin, c’est ce que je fais avec le plus de plaisir et de naturel. C’est une grande évidence dans ma vie.
Pour ce qui est de la traduction d’auteurs brésiliens, j’y suis venue beaucoup plus tard, à partir du moment où j’ai intégré le comité lusophone de la Maison Antoine Vitez (Centre international de la traduction théâtrale) et que j’ai rencontré Angela. Dans le cadre d’un projet de diffusion de théâtre brésilien contemporain porté par la Maison Antoine Vitez et la Mousson d’été en 2005, j’ai traduit une pièce de Camilo Pellegrini, Rouge. Ce fut une très belle expérience, en particulier parce que je suis portugaise et que le portugais du Brésil est différent de celui du Portugal : je ne suis donc jamais très à l’aise lorsque je traduis une pièce brésilienne. D’ailleurs, je ne peux pas traduire du Français vers le portugais du Brésil, c’est impossible — l’inverse est possible, mais j’ai toujours besoin d’être en contact avec mes amis brésiliens, dont Angela, à qui je peux poser des questions, faire relire une phrase, une réplique… L’idéal pour quelqu’un qui ne maîtrise pas complètement le portugais du Brésil, ou le portugais du Brésil contemporain (car c’est encore autre chose), c’est de traduire des auteurs brésiliens vivants et de travailler avec eux. Avec Camilo Pellegrini, à l’époque, on a pu travailler ensemble, dans un vrai dialogue entre un auteur et une traductrice. Telle a donc été ma première expérience ; mais je n’ai pas traduit beaucoup d’auteurs brésiliens : j’ai co-traduit Abnégation (Abnegação) d’Alexandre Dal Farra (la pièce a été sélectionnée dans le cadre de la Mousson d’Été ; on m’a alors proposé de la traduire, ce que j’ai accepté), et Nelson Rodrigues dans le cadre du projet d’édition de deux de ses pièces aux Solitaires intempestifs — j’ai traduit La Défunte (A Falecida) avec Marie-Amélie Robillard, tandis qu’Angela et Thomas Quillardet traduisaient Pardonne-moi de me trahir (Perdoa-me por me traires).
Concernant Nelson Rodrigues, je suis tout à fait d’accord avec Angela : c’est un auteur majeur qui, d’un point de vue dramaturgique, a énormément anticipé les différentes mutations et réinventions de la forme dramatique, en particulier toutes ces formes qui relèvent de ce que Jean-Pierre Sarrazac a appelé « les dramaturgies du fait divers » qui mettent en œuvre « l’art du détour » — des formes à propos desquelles on évoque souvent des auteurs européens récents, alors qu’on les trouve déjà chez Rodrigues dès les années 1940. Il s’agit donc pour moi d’un auteur absolument incontournable, qui mérite d’être connu en Europe et qui ne l’est pas, malgré tous les efforts d’Angela et d’autres traducteurs ou metteurs en scène qui ont essayé de le faire connaître. Le public européen résiste à cette dramaturgie. Moi-même j’essaye de la travailler, dans le cadre de mes cours à l’université, à partir des traductions qui existent, et je dois avouer que ce n’est pas toujours facile.
Angela, les premières mises en scène en France de pièces de Nelson Rodrigues ont été celles d’Alain Ollivier. Comment ont-elles été reçues ?
Angela Leite Lopes : Il faut commencer par dire à quel point la contribution de Rodrigues est importante car elle met aussi en lumière toute la tension qui existe dans le rapport interculturel, notamment entre la France et le Brésil. La France est curieuse, elle a d’ailleurs des institutions qui permettent les échanges et qui permettent surtout aux artistes français d’aller dans le monde. Mais cette curiosité n’est pas forcément une ouverture.
Alain Ollivier avait choisi d’introduire Rodrigues en France avec la mise en scène d’Ange Noir, dans la traduction de Jacques Thiériot, pièce qui raconte une histoire entre un noir et une blanche, et qu’il considérait comme le mythe de la fondation du Nouveau Monde. En choisissant cette pièce, Ollivier croyait que les Français allaient y identifier toute la question de la colonisation et de l’esclavage qu’elle traite, le crime colonial. Il y a un très bel article d’Ollivier, publié dans le dossier sur Nelson Rodrigues que nous avons conçu, lui et moi, en 1999 pour le numéro 146 de la revue Théâtre/Public, où il parle de ce choix, et de son énorme déception quand il s’est aperçu que cette identification n’a pas eu lieu. C’est que la question de la colonisation n’est pas résolue pour les Français, ils la refoulent et ne se rendent pas compte qu’ils sont encore un pays colonial. Cette situation, à la fois subtile et complexe, a des conséquences d’ordre politique, bien sûr, avec les questions liées à l’immigration et au terrorisme, mais elle a surtout des conséquences de l’ordre de l’imaginaire, dans la manière dont les œuvres étrangères sont lues et perçues. Et on trouve des échos de cette situation dans la manière dont Rodrigues est perçu en France, Très souvent, en ce qui le concerne, la première réaction est de le lire comme quelque chose qu’on connaît déjà. Je me souviens très bien de la réaction de Florence Delay, une des directrices de la collection chez Christian Bourgois. Elle m’a dit quelque chose comme : « Finalement, j’aime bien ! On croit que c’est une chose, et puis… ce n’est pas ça du tout ! »
Cela dit, en 1999, la réception à Avignon de Toute nudité sera châtiée (Toda nudez sera castigada) a été des meilleures. Je me souviens qu’un soir Laurent Fabius est venu voir le spectacle et, au moment où le prêtre dit à Herculano : « seul un salaud a besoin d’une idéologie pour le justifier et l’absoudre », il y a eu un gros éclat de rire dans la salle. J’ai même entendu des commentaires comme quoi Rodrigues serait un « catholique de gauche », ce qui est très drôle parce qu’il était très anti-communiste, conservateur. Je ne pourrais pas dire que tout le monde a adoré, ça ne veut rien dire ça, mais il y a eu une vraie réception de la pièce.
De toute façon, ce qu’il faut retenir, c’est que Rodrigues est un auteur provocateur et polémique, il le sera toujours, Dieu merci. Il met en jeu les préjugés, les tabous, il remue tout ça à partir du langage. Le Baiser sur l’asphalte en est un très bon exemple. C’est une pièce d’une actualité incroyable, qui commence dans un commissariat où un journaliste raconte à un commissaire qu’il a vu un homme embrasser un autre homme sur la bouche avant que ce dernier ne meure. Cette histoire, à partir du récit du journaliste, pervers, transforme la vie de cet homme. Nous vivons ça actuellement au Brésil et un peu partout dans le monde avec les fake news et les lawfares, etc. Nous avons vu ça avec l’emprisonnement de l’ancien président Lula et tous les procès qui lui ont été intentés et où il est maintenant innocenté. Ou encore avec les négationnistes un peu partout dans le monde.
La provocation est donc une des caractéristiques majeures de Rodrigues. J’aime particulièrement une chronique où il déconstruit, avec de l’humour et beaucoup d’ironie, une certaine vision de l’Europe vue par les Brésiliens. Pour le dossier sur Rodrigues de Théâtre/Public, j’ai écrit un article intitulé « Nelson Rodrigues et les enjeux de la traduction » qui se terminait avec un extrait de cette chronique :
« Pendant son voyage, il avait appris quelque chose d’ahurissant : le développement n’est pas la solution. En quittant le Brésil, il était le paladin du Développement, disposé à tirer ses dards contre les troupes ennemies. Mais il débarque en Norvège, le pays le plus développé du monde, et il s’aperçoit de toute sa funeste erreur. […] Finalement il prend l’avion du retour. Il fait une escale à Paris et trouve Paris abominable. Pendant tout un après-midi, il fait la même constatation : tout le monde porte les mêmes chaussures. Quelle qu’en fût la manière, il venait de découvrir que le développement est bête. tandis que le sous-développement peut tenter un projet de vie libre, exclusif, désespéré » (1960)
Je trouve cette vision de Rodrigues très actuelle, car nous vivons en ce moment l’échec du développement, avec la mondialisation et ses injustices, la misère, la catastrophe écologique ! Dire que le sous-développement est la solution est bien sûr ironique. Mais si on pense à l’actuelle redécouverte, pour ainsi dire, de l’importance des cultures précolombiennes pour l’avenir de notre planète, c’est exactement de cela dont il s’agit. Ce sont des cultures en marge de cette notion de développement qui nous a menés à ce désastre. Mais bon, c’est là aussi une histoire très complexe.
Et toi, Alexandra, comment as-tu perçu l’accueil en France d’Abnégation, d’Alexandre Dal Farra ?
Alexandra Moreira da Silva : Le texte a d’abord été lu à la Mousson d’été. Il a été plutôt bien accueilli. C’est une pièce très intéressante qui interroge, qui dévoile les coulisses et les bas-fonds du pouvoir politique. Il s’agit d’un texte très elliptique où rien n’est jamais vraiment dit, tout est suggéré voire manipulé. A l’origine de ce qu’ont pourrait peut-être appeler une dramaturgie de la faille se trouve un dialogue poreux, lacunaire, où les non-dits, les silences, les sous-entendus, intensifient cette atmosphère de soupçon et de dissimulation d’un délit grave dont les conséquences dans la vie publique sont irréversibles. Dal Farra nous met face à un monde trouble et implacable où pouvoir et crime se côtoient dans une tension permanente. C’est le premier volet d’une trilogie — la Trilogie politique —, et Dal Farra s’inspire, comme il le dit lui-même, de l’effondrement du PT (Parti des Travailleurs) et de la gauche au Brésil. Un groupe d’acteurs à la Mousson est tombé follement amoureux de cette pièce et Guillaume Durieux a décidé de la monter. Ils l’ont jouée en septembre 2020 au théâtre Monfort, et sont en attente d’une éventuelle tournée. J’ai l’impression que la pièce a été plutôt bien reçue, quoiqu’il n’y ait pas eu beaucoup de presse.
Certains spectateurs s’attendaient à ce que la pièce parle plus ouvertement, plus clairement du Brésil – ou plutôt d’un « certain Brésil », peut-être un peu exotique, avec des références connues et plus au moins stéréotypées – et m’ont fait part de leur déception. En cela la pièce s’exposait à une certaine incompréhension. Mais les contradictions de la gauche, le désenchantement et la dépolitisation des masses, la crise sociale… ne sont pas seulement brésiliennes. Donc, à partir de la réalité brésilienne, Dal Farra porte un regard critique sur le monde contemporain.
De toute façon, que ce soit par la traduction ou dans le cadre de mes cours, je cherche systématiquement à faire connaître des auteurs, des metteurs en scène et des artistes brésiliens. Cette année, par exemple, j’ai travaillé non seulement sur Dal Farra mais aussi sur Janaina Leite, à partir des captations de ses spectacles. Janaina Leite développe un travail très intéressant qui relève de ce qu’on appelle aujourd’hui le théâtre néo-documentaire, et pourtant ses « auto-écritures performatives » ne sont pas du tout connues en Europe.
Il est donc important pour moi de faire connaître ces théâtres et les textes produits par ces artistes qui proposent souvent des œuvres tout à fait passionnantes, et de plaider en faveur d’un regard moins eurocentré du théâtre. Je cite souvent le Manifeste anthropophage (Manifesto antropofágico) d’Oswald de Andrade, qui permet selon moi le déclenchement d’une ouverture, d’un besoin d’aller vers l’autre que j’associe bien évidemment au geste du traducteur.
Entrons maintenant dans la fabrique de la traduction. Dans les différentes expériences que vous avez eues avec les textes d’auteurs brésiliens, reconnaissez-vous des difficultés récurrentes ou des spécificités ?
Angela Leite Lopes : Ce qui m’intéresse quand je traduis, c’est l’amour des langues, c’est voir comme un auteur joue avec la sienne. C’est pour ça que j’adore Novarina. Chez Rodrigues, il y a souvent la question du registre de langage qui se pose et qui est très difficile. Quand Alain Ollivier répétait Toute nudité sera châtiée, il m’a demandé de revoir ma traduction de « escrachado ». Je ne me souviens plus de ce que j’avais mis, mais lui, il me proposait « glauque ». C’était délicat, parce que « escrachado » désignait, dans le contexte de la pièce, un lieu qui permettrait au veuf Herculano de se libérer de ses préjugés, de ses principes endurcis de pudeur, de vertu, de chasteté. Il y avait là une connotation sexuelle, mais pas seulement. Il fallait chercher à surtout garder l’ironie, l’humour, l’idée d’un dérèglement. Finalement, j’ai proposé « bordélique », qui est ce qui a été retenu.
Dans les pièces de Rodrigues, les situations sont souvent très violentes, mais il n’emploie pas de gros mots. Dans Dame des Noyés (Senhora dos Afogados), il y a une scène où la mère dit à sa fille : « viens me dire que ta mère est une prostituée ». Lorsque la pièce a été mise en scène en France par la jeune metteure en scène française Eleonora Rossi, les jeunes acteurs se demandaient pourquoi on n’employait pas le mot « pute ». Simplement parce que c’est beaucoup plus fort de dire prostituée ! « Pute », on le dit quand on est en colère ; mais quand tu dis à ta mère, froidement, « prostituée », c’est d’une violence ! Dans Le Serpent (A serpente), le mari impuissant quitte sa femme, et il lui ordonne de dire qu’elle est une putain. Elle lui dit : « je suis une prostituée ». Il répond : « je n’ai pas dit prostituée, je veux : putain ». Voilà, c’est très clair quand Rodrigues veut ou non employer un gros mot — parfois les gens se disent que c’est un problème de traduction alors que ce ne l’est pas. Ce sont là des exemples très précis, que je donne souvent quand je dois commenter mes traductions du théâtre de Rodrigues.
Je me souviens aussi de toutes les discussions que nous avons eues, Thomas Quillardet et moi, pour arriver à la traduction littérale du titre de la pièce Pardonne-moi de me trahir : Perdoa-me por me traires. C’est le côté provocateur de Rodrigues qui se trouve ici condensé. Il y a des moments où, dans le travail de traduction, on ne peut pas garder toutes les subtilités, il y a des choix à faire. Tout le monde me demande comment je traduis « Batata ! » : c’est intraduisible et il faut chercher, à chaque fois, la meilleure solution. Mais au fond ce n’est pas ça qui importe dans une traduction. On traduit les registres de langue, on établit une partition à partir des propositions de rythme et de sonorité du texte original. Il ne faut jamais oublier de garder les ambiguïtés intentionnelles, une sorte d’incomplétude dans les dialogues, parce qu’elles sont le moteur de l’action, elles sont comme des gestes. Et puis il y a les corps, qui sont différents : le corps d’un acteur brésilien est différent de celui d’un acteur français, et leurs rapports à la langue sont différents également.
Alexandra Moreira da Silva : Nous sommes tout le temps confrontés, nous traducteurs, à l’impossibilité de traduire. En ce qui me concerne, c’est ça qui me donne envie de traduire, j’aime beaucoup ce défi. J’aime aussi l’idée, propre à la traduction, d’écrire sous contrainte, c’est-à-dire que je n’oublie jamais qu’il y a l’autre, l’autre qui est le texte, l’autre qui est l’auteur. En réalité, il s’agit d’une double exigence : il faut exiger de soi une absolue intégrité par rapport au texte de l’autre, et en même temps, comme l’explique très bien Eloi Recoing, il faut aussi faire le deuil de l’original pour pouvoir faire acte d’écriture. Pour le dire avec Henri Meschonnic, la traduction, si elle n’est pas une écriture, est une imposture. Je dirais que ce n’est pas pour moi très différent de traduire Nelson Rodrigues ou Alexandre Dal Farra, de la même façon que ce n’est pas très différent de traduire un texte contemporain ou un texte classique, un texte brésilien ou un texte français. En fait, je ne pense pas en termes de langue, mais en termes d’auteur : ce qui m’intéresse, c’est ce qu’un auteur fait à sa langue. Bien évidemment, ce n’est pas sans difficultés. Par exemple, avec Marie-Amélie Robillard, nous avons passé des journées entières à traduire La Défunte (A Falecida) : il y avait des problèmes très concrets de vocabulaire des années 50, dont les termes sont très précis et pas forcement clairs, même pour un Brésilien. Le plus important, néanmoins, c’était de trouver la langue de Nelson Rodrigues, le rythme qui passe par le corps : l’oralité ! Il a écrit du théâtre, il a donc écrit pour des voix, pour des corps, il a fallu trouver cette oralité, cette simplicité… Un critique lui a dit un jour, alors qu’il commençait à écrire les tragédies cariocas, que son écriture était trop simple, trop près de la langue quotidienne, trop pauvre. Il lui a donc demandé : « mais pourquoi tu écris comme ça maintenant ? » Et Rodrigues lui répond : « c’est exactement ça que je cherchais, tu ne peux pas imaginer le travail que cela m’a demandé, que j’ai dû faire pour en arriver là, pour rendre cette langue pauvre ». La question que je me suis alors posée en traduisant, c’est comment rendre la langue de ces personnages pauvre, comment atteindre en français cette pauvreté-là ? La difficulté, c’est donc toujours celle de traduire un auteur singulier — qu’il soit classique ou contemporain. Par exemple, dans le cas d’Abnégation, la grande difficulté était de traduire cette « dramaturgie de la faille », autrement dit, cette langue lacunaire. Comment la traduire ? Comment traduire les silences, comment créer les silences pour qu’ils puissent parler au public ? Comment traduire les sous-entendus ? Comment traduire ce rythme qui intensifie une atmosphère de soupçon, de dissimulation, de corruption ? Pour moi, ce sont là de vrais problèmes de traduction.
Un dernier exemple : dans Abnégation, il y a un mot qui est lié à la langue et à la culture brésiliennes qui est l’interjection « opa » — il y a un personnage qui dit tout le temps « opa ». Finalement, après plusieurs tentatives, nous avons traduit par « Houlà ». Dans sa mise en scène, Guillaume Durieux a fait un excellent choix, qui m’a beaucoup plu et dont je regrette qu’on ne l’ait pas assumé comme ça dans la traduction : il a gardé le mot en portugais du Brésil, « opa ». Ainsi, parfois, ce sont les metteurs en scène et les acteurs qui trouvent la solution la plus juste. C’est ça la magie du théâtre : nos solutions, nos hypothèses de traduction font appel au plateau. L’épreuve du plateau est cruciale. Une traduction n’est d’ailleurs jamais finie, je modifie énormément les miennes lorsque je travaille avec les acteurs et le metteur en scène, grâce à la présence des corps, des voix au moment du passage au plateau.
Comment voyez-vous la dramaturgie brésilienne contemporaine ? Y a-t-il des autrices et des auteurs dont les textes et/ou la démarche de travail vous intéressent particulièrement ?
Angela Leite Lopes : J’accompagne le travail de quelques artistes brésiliens, dont Marcio Abreu. Sa dramaturgie est celle de l’acte, du théâtre comme un acte, très proche de la performance. C’est très intéressant d’accompagner les mouvements de la scène contemporaine. Je pense que la performance est le symptôme, la conséquence d’une transformation dans la manière d’envisager le texte. On a l’embryon de ça chez Rodrigues, chez Novarina. Je citerais aussi deux auteurs qui ont des écritures très marquantes : Rodrigo de Roure, traduit et publié en français, qui construit une oralité très particulière, je dirais presque savoureuse, avec ses personnages féminins dans des situations limites entre le sexe, la mort et la bouffe ; et, sous un tour plus autobiographique, il y a Pedro Kosovski dont l’écriture est très liée à la scène, performative aussi, et se situe entre réel et fiction.
Alexandra Moreira da Silva : Je lis beaucoup de textes, puisque j’ai le bonheur de diriger la collection « Domaine étranger » chez Les Solitaires Intempestifs. Pour ce qui est des pièces brésiliennes, j’ai souvent l’impression qu’il s’agit de textes écrits pour des projets de mise en scène précis, presque des canevas, des textes où l’on voit très bien le projet de mise en scène. Angela a parlé de Marcio Abreu que je trouve très intéressant ; Alexandre Dal Farra est passionnant et possède une poétique personnelle politiquement engagée. Je pourrais citer également Grace Passô ou Newton Moreno, dont les textes m’intéressent beaucoup — certains sont d’ailleurs traduits en français et, me semble-t-il, disponibles sur le site de la MAV. Dans un monde globalisé, je ne sais si nous pouvons parler d’une spécificité de la dramaturgie brésilienne contemporaine. Actuellement, la réalité brésilienne fait partie d’un territoire de plus en plus mondialisé et globalisé. Le plus difficile, malgré tous nos efforts, c’est d’avoir accès à ces écritures, aux textes brésiliens qui ne sont pas publiés. S’ils ne sont pas publiés, ils ne circulent pas.
Actuellement, en Europe, on parle beaucoup de « théâtre documentaire » et de son retour, ou encore de théâtre néo-documentaire, de ses variations-répétitions. Ce sont des pratiques théâtrales auxquelles on a pu assister en Amérique Latine, et en particulier après les dictatures, en Argentine par exemple, depuis les années 80, 90. Angela a beaucoup évoqué cette pièce de Nelson Rodrigues que j’adore : Toute nudité sera châtiée (1956). Il s’agit d’un récit de vie par l’intermédiaire d’un enregistrement sur cassette audio, laissée par Geni à Herculano avant qu’elle ne se suicide. Or, quand on parle d’un tel dispositif – l’écoute d’une bande audio – on cite toujours Beckett et La Dernière bande (1958), mais jamais Nelson Rodrigues, parce qu’on ne sait pas qu’il a utilisé ce procédé. Je parle beaucoup de ça à mes étudiants. Leurs références sont européennes, leur vision eurocentrée – disons que, d’une certaine façon, c’est normal ; mais c’est également important de leur dire, de leur montrer, qu’à telle époque, de l’autre côté de l’Atlantique, on avait déjà écrit ou mis en scène ceci ou cela. C’est aussi une manière de leur montrer que parfois la nouveauté est là où on ne l’attend pas.
Alexandra Moreira da Silva est dramaturge, traductrice et maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne-Nouvelle – Paris 3.
Angela Leite Lopes est professeure retraitée de l’Université fédérale de Rio de Janeiro – UFRJ, chercheuse pour le théâtre et traductrice.
Maria Clara Ferrer est metteure en scène, dramaturge, traductrice et enseignante-chercheuse au sein du Département d’Arts de la scène de l’Université fédérale de Sāo Joāo del-Rei.