Lorsqu’Ariane Mnouchkine invite le metteur en scène Robert Lepage à réaliser une création collective avec la troupe du Théâtre du Soleil, elle est loin d’imaginer la polémique qu’engendrera quatre ans plus tard, avant même sa présentation publique, une œuvre dont l’ambition est pourtant de rendre compte de l’histoire de la colonisation française puis britannique des peuples autochtones d’Amérique du Nord. Dénonciation de l’assimilation culturelle et de l’ethnocide des amérindiens par le gouvernement canadien, Kanata[1] est finalement taxé par certains groupes mobilisés d’appropriation culturelle, au motif qu’il est conçu sans participation directe de représentants des Premières Nations. La polémique entraîne le désistement d’un important partenaire financier, l’annulation de la création au Canada et son plan de sauvetage in extremis en France, sous une forme notablement modifiée afin de tenir compte du malentendu, sans pour autant renoncer à l’intention artistique et politique initiale. Sauf que l’amputation de la composante historique biaise la réception et attise les critiques que cette reconfiguration était censée apaiser.
Comment un artiste aussi soucieux de la reconnaissance des autochtones que Robert Lepage et une troupe aussi cosmopolite que le Théâtre du Soleil peuvent-ils être aujourd’hui exposés à de telles accusations, qui ne fléchissent pas, en dépit des consultations, mises au point et clarifications ? Une telle cabale offre l’occasion pour Alternatives théâtrales de porter à nouvel examen la réflexion initiée deux ans plus tôt sur la diversité culturelle[2]. Cherchant à comprendre les enjeux de la controverse à partir de l’analyse des positions en présence, il s’agira d’interroger les parti-pris esthétiques et idéologiques d’un spectacle qui manifestement fait date, à la fois comme symptôme d’un malaise dans la civilisation occidentale et comme posture artistique ambitieuse, voire, à la faveur des circonstances, courageuse.
Une visite (in)opportune :
Distorsions critiques
Il aura fallu plusieurs années de compagnonnage entre le metteur en scène québécois Robert Lepage et la troupe du Théâtre du Soleil pour annoncer la création de Kanata au programme du Festival d’automne à Paris en décembre 2018. C’est la première fois, depuis la fondation de la troupe de la Cartoucherie de Vincennes en 1964, que sa directrice Ariane Mnouchkine confie un spectacle à un artiste extérieur, après plus de trente créations à son actif. Cette invitation sans précédent, qui fait entorse au principe habituel de gouvernance que s’est fixé la troupe, s’explique par l’« histoire d’une admiration », la volonté de mettre en commun « leurs doutes et leurs tremblements, leurs illuminations aussi »[3]. Le projet croise en effet deux univers esthétiques et idéologiques distincts, bien que les processus de création respectifs comportent certaines similitudes : d’un côté, l’écriture scénique et l’univers visuel, sonore, innervé de nouvelles technologies, de machinerie illusionniste et de performances circassiennes du metteur en scène et réalisateur Robert Lepage et de sa compagnie Ex Machina ; de l’autre, l’artisanat d’art centré sur la direction d’acteur, la puissance symbolique du plateau et l’inspiration des grandes récits fondateurs rencontrés sur les scènes du monde par le Théâtre du Soleil ; entre les deux, une même appréhension onirique, poétique et métaphorique des grandes lignes de fracture du monde contemporain, envisagé dans une perspective résolument multiculturelle.
Préparé pendant la tournée et la reprise d’Une Chambre en Inde, Kanata fait l’objet d’un long travail d’imprégnation, occulté par la critique à laquelle il a donné lieu : Robert Lepage, homme de théâtre mobilisé dans le combat en faveur des peuples autochtones et des Premières Nations, auxquels il a déjà consacré plusieurs projets, accompagne la troupe dans un grand périple au Québec, puis dans l’Ouest canadien. Les comédiens ont ainsi rencontré des amérindiens chassés de leurs réserves et visité le centre des arts et de la créativité des cultures autochtones à Banff (Alberta), qui mène précisément des expériences de réappropriation artistique. Témoignages, workshops, excursions dans les grands espaces naturels avec lesquels les autochtones entretiennent une relation organique, la personne humaine et son environnement constituant une seule et même entité dans la pensée indienne, ont ponctué cette enquête préalable destinée à favoriser l’imprégnation des artistes-interprètes au contact de cet écosystème culturel. Ces derniers ont rencontré de grands chefs tribaux, chamans et chefs spirituels de la communauté amérindienne, des spécialistes de l’ethnocide amérindien, en particulier des fameux pensionnats dédiés à l’assimilation culturelle des indiens, des familles d’accueil et des descendants d’enfants autochtones arrachés à leur groupe d’appartenance et « placés », autrement dit déportés. Ils ont enfin arpenté les espaces tant urbains[4] que naturels qui sont au cœur de l’intrigue de la pièce. Une telle démarche anthropologique et ethnographique, sinon d’« initiation », pour le moins d’imprégnation, d’immersion, d’observation participante, de consultation et de réflexion collective, dure presque quatre ans, afin de remonter à la source de cette mémoire mutilée, occultée et dans une large mesure aujourd’hui encore invisibilisée. Et pourtant, ce travail en amont n’est pas jugé suffisant pour échapper à l’accusation d’appropriation culturelle, au motif qu’aucun représentant des communautés amérindiennes n’est présent au plateau.
Or, un curieux phénomène concomitant offre matière à réflexion sur le caractère ciblé de la critique, si ce n’est sur sa suspecte cécité. Alors que le milieu militant s’écharpe sur l’efficacité politique et les présupposés idéologiques de propositions artistiques qu’on ne peut accuser de reproduire des préjugés racistes, plaçant dans l’ère du soupçon des pans entiers du théâtre public subventionné, l’industrie du divertissement de masse poursuit sans encombres, en toute impunité, son entreprise de recyclage, d’amplification et de commercialisation à grande échelle de stéréotypes ethniques qu’on pensait appartenir au passé. En effet, au moment même de la création de Kanata, le Cirque du Soleil fait salle comble pendant plusieurs mois, sous un immense chapiteau érigé sur la plaine de jeux de Bagatelle, avec Totem, succès planétaire créé en 2010 au Québec[5], avec la complicité du même Robert Lepage, alors directeur artistique invité du projet…
Digne d’une comédie musicale à la façon de Broadway, cette « célébration de l’accomplissement humain » (Los Angeles Times) propose au spectateur médusé « le périple fascinant de l’espèce humaine, de son état primitif d’amphibien jusqu’à son désir ultime de voler » [6]. Inspiré par une saga mythologique de l’humanité depuis les origines jusqu’à nos jours, le show ne mégote, ni sur les effets spéciaux, ni sur le storytelling primitiviste. Il se présente comme une fable écologique sur les risques de l’évolution humaine. Ce grand spectacle circassien dans la plus pure tradition, à peine stylisée, des freak shows de Phinéas Taylor Barnum, voire des « zoos humains » de Carl Hagenbeck, n’hésite pas à exhiber devant un public bien plus populaire que celui des théâtres publics des indiens emplumés, drapeau américain tatoué sur le bras, se lançant dans des performances acrobatiques sur des musiques world matinées de rythmes et d’airs vaguement amérindiens, dans une scénographie au symbolisme sommaire : « Ses personnages évoluent sur une piste en forme de tortue géante, symbole d’origine de plusieurs civilisations anciennes ».
La légende explicative du tableau consacré aux autochtones sur le site internet de la troupe, intitulé « Danse amérindienne », est sans équivoque. Elle ne laisse aucun doute sur l’intention de la proposition artistique : « Au son du tambour, un jeune danseur amérindien évoque les mythes et légendes qui symbolisent le cercle infini de la vie ». Plus largement, comme l’indique le visuel de l’affiche et des documents publicitaires de promotion, la culture amérindienne est générique, matricielle dans ce spectacle qui cristallise et amplifie efficacement, de façon décomplexée, tous les clichés « indianistes » et « orientalistes » les plus éculés. Et pourtant, cette essentialisation de l’indien passe significativement sous les radars de l’activisme des partisans de la diversité et des défenseurs de l’intégrité des communautés des Premières Nations, en dépit de sa responsabilité dans la reproduction de stéréotypes ethno-raciaux éculés à l’ère postcoloniale.
Version intégrale à consulter dans le sommaire du Numéro 133 d' Alternatives Théâtrales : Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes?
[1] Kanata, spectacle de Robert Lepage, avec le Théâtre du Soleil (Paris) et Ex Machina (Québec), Cartoucherie de Vincennes, du 19/12/2018 au 17/02/2019, dans le cadre de la 47ème édition du Festival d’Automne à Paris.
[2] Sylvie Martin-Lahmani, Martial Poirson (dir.), Diversité sur les scènes européennes ? Alternatives Théâtrales n°133, nov. 2017.
[3] Lettre au public du Théâtre du Soleil, 22/10/2018.
[4] Notamment le fameux quartier Downtown Eastside de Vancouver et sa rue Hastings, foyer de la prostitution, de la drogue et de l’exclusion.
[5] Totem, Le Cirque du Soleil, Plaine de jeux de Bagatelle, Bois de Boulogne, du 25/10/2018 au 30/12/2018.
[6] https://www.cirquedusoleil.com/fr/totem C’est la source des citations qui suivent.