Le dernier spectacle d’Ascanio Celestini, Laika, se situe à la lisière de l’humanité, là où de singulières figures évoluent dans un monde farfelu, marginal, inassimilable. Accompagné sur scène par l’accordéoniste Gianluca Casadei, Celestini porte la voix de ce monde-là à travers un narrateur principal, un faux aveugle alcoolique, mi prophète mi fou, qui dialogue avec un « Pierre » dont la voix (enregistrée) est celle de l’actrice italienne Alba Rohwacher¹.
Cette saison 16/17 l’auteur, acteur et metteur en scène (réalisateur, chanteur…) italien sera présent par chez nous avec deux comédiens belges : David Murgia et Violette Pallaro. Avec et pour David, il a réécrit Laika ; avec et pour Violette, il crée une pièce sobrement intitulée Dépaysement².
Laurence Van Goethem : LAIKA, du nom de la chienne – une bâtarde (cela a son importance) – qui fut envoyée dans l’espace par les Russes, est l’être vivant qui s’est le plus rapproché de Dieu (entendu aussi dans le sens laïque – notons le jeu de mots – de sens de la vie, justice, éthique, etc.). Pourquoi avoir eu envie de reconvoquer ce fantôme-là?
Ascanio Celestini : J’aime raconter les histoires de ceux qui ne peuvent raconter. Ou, plutôt, qui le peuvent, mais seulement à leurs enfants, leurs amis, à ceux qu’ils rencontrent occasionnellement. Dans ces « occasions », je repère comme dans un trou noir, une chose importante qui se met à iriser.
LVG : Après Discours à la nation, où le narrateur se situait du côté des « puissants » (chef d’entreprise, propriétaire, dictateur…), tu redonnes ici voix aux marginaux, aux oubliés, aux absents… Penses-tu avoir été définitivement « corrompu » ? Ton regard a-t-il changé ?
AC : Paradoxalement, je crois que le personnage est toujours le même. Parce que je pense surtout aux gens et non pas au rôle qu’ils interprètent sur scène ou dans la société. Si je prenais le patron d’une multinationale et que je le mettais à faire le cireur de pompes, j’aurais devant moi, quoi qu’il arrive, un cireur de pompes et non un grand patron. J’essaie d’écrire l’histoire des hommes et non des rôles qu’ils interprètent.
LVG : Laika sera interprété ici en Belgique par David Murgia. C’était un désir que tu avais de lui confier à nouveau un de tes textes ? Comment avez-vous travaillé ? Seras-tu présent sur scène ?
AC : Avec David, nous avons réécrit mes textes. C’était indispensable parce qu’ils sont nés pour mon corps et ma voix, mais devaient devenir instruments pour sa voix et son corps. Je ne serai pas sur scène de la Laika belge mais il y aura mon regard, ma façon de voir l’acteur parlant.
Cinéma versus théâtre…
LVG : Tu fais un théâtre « nu », avec peu de décor, seulement de la musique en live. Pour toi, le théâtre est – plus que jamais – un rite laïque ?
AC : Oui, un rite laïque. Par rapport à la messe, il manque juste – heureusement – un public répétant par coeur des phrases qu’il ne comprend pas mais qui imprègnent son esprit depuis l’enfance.
LVG : Tu fais aussi du cinéma. Quelles différences vois-tu entre ces deux formes artistiques ? Laquelle te semble plus proche du réel ?
AC : Si je dois penser au réel j’ai les genoux qui tremblent ! J’essaie d’être concret. De parler de choses qu’on peut approcher. Au cinéma, les objets se racontent presque tout seuls. Une chaise est une chaise, un homme est un homme. Au théâtre, le spectateur est plus sceptique. Même s’il se trouve face à des êtres humains en chair et en os, il sait que le spectacle est un simulacre, un faux.
Ce que je cherche au théâtre, en littérature, en musique, au cinéma… c’est que les mots et les objets dialoguent entre eux.
LVG : Tu n’as jamais pensé à fusionner les deux arts, et, comme beaucoup de metteurs en scène font aujourd’hui, d’ajouter de la vidéo sur le plateau ?
AC : Les ponts entre un langage et l’autre (théâtre et cinéma, musique et littérature) doivent être construits par le destinataire, le bénéficiaire, pas par le constructeur de l’œuvre. Je suis une sorte de quincailler qui vend des outils de travail.
La science, le sang et les urines
LVG : Tu es anthropologue de formation. Dans Laika tu évoques la science et Stephen Hawking en particulier. La science signifie-t-elle le progrès ? Peut-elle, d’après toi, aider à la rédemption de l’humanité ? Qu’est-ce qui nous rapproche le plus de Dieu, l’art ou la science ?
AC : Si on était au bar devant une tasse de café, je te dirais que la science, pour moi, c’est « l’analyse du sang et des urines ». Elle me sert à comprendre si je vais bien, assez bien, pas très bien ou mal. Mais la science est aussi ce que les non scientifiques perçoivent, c’est-à-dire une interprétation incontestable du tout.
Entre ces deux perspectives, je préfère les analyses du sang et des urines.
D’une langue l’autre
LVG : Tu as un mode très particulier de te faire « traduire » en direct par Patrick Bebi sur les scènes francophones. Tu le feras à nouveau pour Dépaysement.
AC : Patrick est un ami. Pas seulement dans le sens commun où on l’entend au niveau humain. C’est un ami de mots. Il essaie de traduire mes petits textes en d’autres petits textes qui, même si on perd la langue, parviennent malgré tout à demeurer humains.
LVG : Tu préfères ce contact direct à des éventuels surtitres. Pourquoi ?
AC : Le « dépaysement » dont je parle est un sentiment simple. L’Homme qui s’éloigne du lieu où il a tous ses repères, s’égare. Il a le sentiment d’être une plante vivante qui aurait perdu ses racines vitales.
LVG : Ici, tu travailleras avec Violette Pallaro. Comment écrivez-vous la pièce ?
AC : À Marseille, dernièrement, on a écrit ensemble la moitié du spectacle. J’avais besoin de sa présence. Sans sa voix, je n’aurais pas pu mettre ensemble les mots qu’elle prononce. Maintenant, je poursuis l’écriture en pensant à Violette comme corps et voix de l’histoire.
Une spectatrice italienne qui a vu presque tous mes spectacles en Italie m’a dit : je ne pensais pas que ce serait possible de voir un de tes spectacles joué par une autre personne, mais maintenant je me rends compte que c’est impossible de voir le spectacle de Violette joué par toi.
Entretien initialement paru dans le #130 d'Alternatives théâtrales "Ancrage dans le réel".
Le titre de ce billet est extrait du site www.ascaniocelestini.it (traduit par nous). 1. D’après Andrea Porcheddu, tiré de www.glistatigenerali.com (traduit par nous). 2. Laika, texte d’Ascanio Celestini, avec David Murgia, est programmé au Festival de Liège en janvier 17, au Théâtre National (Bruxelles) et à l’Ancre de Charleroi en février 17. Dépaysement, texte d’Ascanio Celestini, avec Ascanio celestini, Violette Pallaro et Patrick Bebi, sera créé en avril 17 au Théâtre National (Bruxelles). Lire aussi Ascanio Celestini, subjectif, indirect, libre par Laurence Van Goethem paru dans le #120 d’Alternatives théâtrales.