« Chaque année, en France, 216 000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur ancien ou actuel partenaire intime (mari, concubin, pacsé, petit-ami…). Il s’agit d’une estimation minimale. En 2014, le nombre total de femmes tuées dans le cadre de violences au sein du couple s’élève à 134. » (source : Ministère des droits des femmes / stop-violences-femmes.gouv.fr)
En 2008 à Gloucester (Massachussetts), un groupe d’adolescentes fait un pacte après avoir été témoin ou victime de divers actes d’agressivité de la part d’hommes: tomber enceintes en même temps et élever ensemble leur progéniture (pregnancy pact).
C’est à partir de ce fait divers peu banal – et du documentaire qui s’en inspira, Breaking our silence, où l’on voit le chef de la police de Gloucester, cette petite ville de 30000 habitants, dénoncer de trop nombreux épisodes de violences familiales (1) – que Marta Cuscunà construit le troisième volet de sa trilogie sur la résistance féminine, intitulé Sorry Boys / Dialogues sur un pacte secret pour 12 têtes coupées. Sous sa direction discrète mais savamment orchestrée, ses marionnettes à tiges dont on ne voit que la tête renouvellent avec brio l’art des pupi, qui évoque traditionnellement en Italie les gestes des aventures mémorables des Paladins de France.
Les jeunes filles, au centre de l’histoire, n’apparaitront jamais. Sur le plateau, l’actrice est dissimulée derrière deux panneaux à trous, comme on peut en voir aux kermesses – le but de ce jeu populaire étant de faire tomber les têtes en tirant dessus avec un projectile – et fait savamment décliner le regard du spectateur à la fois sur la marionnette (l’objet animé) et sur sa main (le geste créateur).
Ce ne sont pas les douze aveugles de Maurice Maeterlinck (2), perdus dans une forêt, attendant le retour du guide, que l’on observe ici, mais les personnages de cette histoire rocambolesque, qui, au fond, ont l’air tout aussi effrayé par l’environnement hostile qui les entoure que les fantômes du poète belge.
À jardin, un groupe de jeunes garçons. À cour, les « adultes », avec le Proviseur, l’infirmière de l’école, et les parents, caractérisés assez schématiquement, qui semblent encore plus irresponsables que leurs enfants : le niais qui se fait marcher sur les pieds (par sa femme en premier lieu), la dévote, la femme issue de l’immigration, etc. La lumière éclairant l’un ou l’autre groupe en fonction des prises de parole de chacun : tout fait signe, les différentes tonalités des voix, le débit verbal, les postures…
Sur le fond de scène, en lieu et place des adolescentes, leurs conversations virtuelles, style WhatsApp, sont affichées. Où l’on voit Lil annoncer à ses copines que ça y est, elle a « du retard » ; les autres de réagir à coup d’émoticons…
Les garçons, eux, réactivent, sur un mode ludique et assez parodique, des stéréotypes de la pornographie. Leurs réflexions se limitent à des commentaires sexuels crus qui laissent transparaître l’image qu’ils se font – ou voudraient se faire – de la femme. Ils installent un malaise palpable dans la salle, car ils sont, au fond, très perturbés par le rejet qu’ils subissent de la part de leurs « copines ». Le dialogue est impossible entre ces deux « communautés genrées ». Il se résume à des hashtag lancés par portables interposés : « je suis enceinte » « pas possible » « refais le test », etc. De plus, les scènes sont ponctuées par des projections d’une application pour femmes enceintes qui « explique » assez succinctement où en est la croissance du fœtus : à 7 semaines, une myrtille, à 11, un citron, etc. Belle métaphore de notre société virtuelle qui nous informe instantanément sur tout sans pour autant nous donner les clés de compréhension. Sentiment de vacuité existentielle…
L’actrice / metteuse en scène s’empare aussi magistralement des codes du cirque, mêlant à l’exposé de faits scientifiques, généralement formulés par le montreur – le manipulateur étant détenteur d’un savoir qu’il transmet au public – la narration pure du conte.
Nous sommes ici bien loin de l’émancipation par l’esprit dont faisaient preuve les Clarisses d’Udine, dans le premier volet de la trilogie de Marta Cuscunà (3) : alors qu’à la Renaissance, la libération de la femme passait par la culture, aujourd’hui, on peut se demander si nos filles sont réduites à devoir passer par leurs corps pour s’affranchir pleinement. N’y aurait-il pas d’autre(s) type(s) de projet(s) émancipateur(s) pour elles ? Le spectacle soulève aussi, en filigranes, la question des modèles masculins en cours dans notre société.
Qui sont les plus à plaindre, finalement ?
Ce texte est le troisième volet d’un article publié dans le numéro 129 d’Alternatives théâtrales, "Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin" (parution le 11 juillet au Festival d’Avignon): Ermanna Montanari, Emma Dante, Marta Cuscunà, mythiques mystiques. 1. Les chiffres sont impressionnants : 380 appels pour violence conjugale en un an. 2. Cf le n°73-74 Modernité de Maeterlinck / Denis Marleau, disponible en PDF. 3. La Simplicité trahie (La Semplicità ingannata) programmé l’année dernière, aussi dans le cadre de Chantiers d’Europe (Théâtre de la Ville, Paris). Qualifiée de Satire pour actrice et marionnettes sur le luxe d’être femme, ce spectacle passionnant et très inventif, librement inspiré de l’œuvre d’Arcangela Tarabotti (1604-1652), raconte l’histoire authentique des Clarisses d’Udine, qui, vers 1590, transformèrent leur couvent en véritable lieu d’effervescence intellectuelle. Une expérience avant-gardiste extraordinaire de libération par la culture que ces religieuses avaient réussi à mettre en place, à cette époque où les femmes étaient le plus souvent laissées dans l’ignorance absolue. Un matriarcat qui utilisa la connaissance comme arme et la feinte ignorance comme stratégie de défense – les religieuses seront plusieurs fois jugées par les tribunaux de l’Inquisition et se défendront en se faisant subtilement passer pour simples d’esprit. Les deux pièces de Marta Cuscunà évoquées ici ont été traduites en français et surtitrées par Federica Martucci.