Ce qui nous accroche, nous émeut dans un roman, un film, un spectacle c’est le plus souvent lorsqu’il y a rencontre entre l’Histoire, la vie en société et les histoires des individus, leur vie intérieure.
Et que soit proposée une forme, inventée une expression qui relie ces deux mondes. Cette démarche, cet enjeu est au coeur du spectacle écrit par Thomas Depryck, mis en scène par Antoine Laubin et interprété par Axel Cornil.
J’y ai retrouvé un ton, une ambiance qui était présente dans « les langues paternelles » créé par la compagnie De facto il y a plus de 10 ans. Ce mélange d’humour et de tendresse, d’engagement et d’ironie, de conscience et de distance.
Au centre du jeu, un acteur seul, un homme, écrit une lettre à son fils. Peut-être que ce fut le point de départ de l’écriture de ce texte où pointe la volonté farouche de la transmission – cette question est au centre des préoccupations de la compagnie.
Quelle société, quelle vie, quelle nature, quelles valeurs transmettre à ceux qui viendront après nous…?
L’invention et l’imagination de différents niveaux d’écriture – et surtout l’énergie débordante, convaincante et irrésistible d’Axel Cornil – nous font glisser d’un univers à un autre : la description sordide de la vie absurde et désespérante d’un monde sans âme où le maître mot est consommation, et son corollaire la monotonie des jours, pousse le narrateur à se défouler en frappant sur un sac de boxe.
(Est-ce parce que les aspirations aux changements sont pour l’instant sans issue ?)
Sans que cela nous semble saugrenu, le narrateur, au cours de ses pérégrinations en ville (et oui, si tout semble nous accabler
et nous freiner, on peut toujours bouger, mettre un pied devant l’autre) fait la rencontre… d’un bébé éléphant.
Adopté par le narrateur qui s’en sent responsable et le ramène chez lui, pour le grand plaisir de son fils qui se prend d’amitié pour lui et au désespoir de sa femme qui estime que l’appartement n’a pas les dimensions qui conviennent pour pouvoir l’héberger. Curieusement, cette entrée dans un monde métaphorique et fantastique,
se fait tout naturellement. Elle introduit une dimension d’humour et de plaisir portée par l’immense talent d’acteur d’Axel Cornil.
Dès les premiers instants, il prend le public à partie ; la petite jauge et la judicieuse disposition des chaises qui entourent l’espace de jeu lui permet à intervalle réguliers de regarder les uns après les autres les spectateurs dans les yeux, de les interroger, les apostropher, de leur faire partager, au plus près, ses interrogations et ses indignations.
C’est quand un acteur habite le texte avec tout son corps que le théâtre rappelle qu’il est irremplaçable : Axel Cornil a la force, l’agilité et l’aisance d’un boxeur dont il a étudié
avec précision la gestuelle, le jeu de jambes et l’esquive de la tête, l’allongement des bras et la frappe.
Ces mouvements ne sont pas gratuits mais s’inscrivent en résonance avec le texte et… la musique !
Celle-ci est un partenaire à part entière du spectacle. Pour marquer son importance, un lecteur de disques vinyles, surplombe un côté de l’espace de jeu et la couverture de l’album Ghosteen de Nick Cave and the Bad Seeds est posé bien en place à la vue des spectateurs. Plusieurs chansons de l’opus (3) sont ainsi diffusées, dont les paroles sont reprises, répétées ou murmurées par le narrateur comme le très poignant« waiting for you ». Cette tension qui fait alterner la virulence des propos ravageurs sur l’état du monde et la douceur apaisée de la poésie et de la musique fait la réussite du spectacle et emporte l’adhésion des spectateurs. (D’autant que dans un clin d’oeil sympathique, la représentation est interrompue un bref moment pour permettre à l’acteur (et… au public ! ) de se désaltérer d’une bière bienvenue dans la chaleur avignonnaise).
Dans ce monde si empreint «de bruit et de fureur », l’art, la création, la poésie la musique en portent témoignage mais peuvent en même temps nous emmener à en partager la beauté.
A la fin du spectacle Antoine Laubin (qui assure aussi la régie du spectacle), vient au centre de la scène remettre au narrateur le coffret «historique» des sonates pour violoncelle de Bach interprétées par Pablo Casals. Le coffret vient remplacer celui de Ghosteen à la vue du public et une fois le disque placé sur l’électrophone, les notes du prélude de la première suite en sol majeur envahissent l’espace. L’acteur, le public achèvent de partager une expérience singulière et bouleversante qui se reproduit au fil des représentations, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Elle fut réconfortante.
Représentations à la Manufacture, dans le Off d'Avignon, du 7 au 26 juillet à 18h dans la cour ombragée du Musée Angladon.
Superbe synthèse ! Merci pour ces mots qui racontent de manière si concrète ce que j’ai vu, entendu, ressenti et qui sur le coup m’a laissé sans mot tellement le comédien avait mobilisé mon attention, des émotions…dans un environnement pas toujours favorable (chaleur, bruit extérieur…) .Merci.