Une piste noire luisante et une danseuse en chemise blanche. Un homme assis à une console qui passe des disques. C’est le dispositif de « Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan », spectacle présenté au KVS à Bruxelles, il y a quelques semaines. Au premier abord, la configuration est sans mystère : lui (le musicien et compositeur Maarten Van Cauwenberghe) est dos à nous, juché sur un petit tabouret devant ses platines, il fume, boit une bière, nonchalamment ; elle (la chorégraphe et danseuse Lisbeth Gruwez), réceptionne chaque nouveau morceau de musique par une nouvelle partition dansée. Tous les deux écoutent la musique de Bob Dylan et la savourent, chacun à leur manière. On passe d’un album à l’autre. Pas de mix : chaque piste est jouée de bout en bout. Et entre chaque chanson, résonnent simplement le silence, la respiration de la danseuse et la complicité tacite des deux artistes. C’est là que la puissance du spectacle nous envahit peu à peu : pas d’artifices, pas de grands effets, pas de commentaires – si ce ne sont les quelques mots jetés parfois par la danseuse à son partenaire, comme pour prendre la température de l’air ou partager le plaisir d’entendre ce son-là.
La sobriété de l’ensemble prend alors son sens. Il n’y a pas d’intermédiaires entre les corps des performers et la musique ; et nous spectateurs, sommes invités à cette immédiateté-là. À cette intimité-là. Nous ne sommes plus dans un théâtre, mais dans un salon. On passe des disques et on danse comme on le ferait à la maison : avec un plaisir pur et une grande douceur. Ainsi, au fil de la représentation, l’espace presque nu de la scène se remplit d’une chaleur singulière : celle de la joie de se laisser traverser par la musique de Bob Dylan, de se laisser prendre tout entier par sa voix, d’entrer soi-même dans le lâché le plus total auquel invitent les pas de la danseuse.
Peu à peu, le son se fait incantation et la danse véritable transe. Si bien que le spectacle se met à exhumer des forces inouïes. Lisbeth Gruwez entre dans la danse comme on entre en possession, et à travers son geste, c’est tout un monde oublié qui ressurgit. Les couleurs, mouvements, images des grandes heures du rock’n’roll refont surface. Ses mouvements viennent nous injecter un peu de cette époque passée vibrante et de sa philosophie : un mélange d’urgence et d’énergie.
À la fin du spectacle, la danseuse semble flotter. Le sol devient océan noir. Une femme y nage avec la sensualité des grands illuminés. Un trip consentant pour une jouissance illimitée. Et du coup, l’audience est encore transportée davantage. Les profondeurs sont touchées. C’est qu’une brèche vers une autre dimension vient de s’ouvrir. Au beau milieu de notre monde de 2016, qui étouffe entre les rétrécissements du temps, de l’espace et du présent, « Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan » est une percée. Une proposition d’expérimentation du monde bien loin du tracé rectiligne de nos autoroutes : celle d’une ballade à corps perdu, qui ne redoute ni les tâtonnements, ni les détours, ni la peur du noir.
Lisbeth Gruwez danses Bob Dylan de & avec Lisbeth Gruwez & Maarten Van Cauwenberghe production Voetvolk vzw coproduction KVS, Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, Ballet du Nord, Théâtre d'Arras / Tandem Arras-Douai, Les Brigittines & Theater Im Pumpenhaus avec le soutien de NONA, Vlaamse Gemeenschap