Le voyage est souvent ressenti comme une expérience à même de nourrir la pensée concrète, une occasion de transformer la découverte en concept ou, même, théorie. Une pareille conviction motive l’envie de voyage même lorsque le corps semble être rétif à l’effort qu’il comporte, lorsque le désir faiblit…. « Heureusement que j’ai vu cela » – je me dis souvent, enchanté après les réserves initiales que j’ai pu surmonter grâce à des engagements qui imposent le respect. C’est un pareil sentiment que j’ai éprouvé ce printemps lorsque, successivement, j’ai découvert deux extrêmes du théâtre, deux contrastes qui ont conforté la conviction selon laquelle ce qui nourrit c’est toujours le conflit, la tension et jamais la synthèse des oppositions apaisées. Alors le choix devient indispensable, impératif. « Être ou ne pas être » – option radicale entre deux termes que tout oppose. Depuis des années je souhaitais visiter un des rares théâtres baroques préservés comme un vestige dans la pierre du temps. J’avais vu Drotningholm près de Stockholm, théâtre abandonné et maudit à la suite de l’assassinat d’un roi imitateur de Louis XIV qui fut poignardé pendant une partie de danse où il s’exposait sur le plateau. Ce lieu fut redécouvert dans les années 30 grâce à une excursion pédagogique. Un instituteur et ses élèves en se promenant dans la forêt rarement fréquentée eurent la révélation de l’édifice depuis longtemps oublié… Ensuite, quelques décennies plus tard, c’est là-bas qu’Ingmar Bergman a tourné sa célèbre Flûte enchantée, film où l’on voit les enfants du monde, enfants de races et de couleurs différentes, en train d’écouter émerveillés l’histoire de Tamino et Pamina. Ici, j’ai éprouvé le plaisir poétique suscité par un théâtre vraiment ancien, ramené à la lumière du jour tel un diamant détérioré qui, après avoir été re-poli, brillait de nouveau. Le souvenir d’alors, étant à Prague, a réactivé l’envie de me rendre à Cesky krumlov où, je le savais, un autre théâtre baroque avait été ressuscité. Suite aux efforts d’une amie, Jitka Pelechova, le directeur, Pavel Slavko, a accepté d’ouvrir hors-saison ce lieu magique, en me permettant de le découvrir dans le contexte privilégié d’une visite privée. Et inoubliable reste le souvenir de l’émerveillement ressenti lorsque, étant encore dans l’obscurité, sur le seuil de la porte, le théâtre entier s’éclaira et m’apparut comme une vision fantomatique. Le fantôme du théâtre qui, sous mes yeux, ressuscitait. Fantôme translucide, irréel et magique, fantôme qui semblait réactiver le souvenir d’un espace imaginaire enfin accessible. Je me suis approché et je suis entré comme dans le tunnel du temps!
Ensuite Pavel Slavko nous a conduits, Jitka et moi seuls, dans les coulisses, et nous a expliqué les secrets du vent et les mouvements des vagues produits artisanalement sur la scène du vieux théâtre et je me suis rappelé l’intuition géniale de Strehler qui produisait les mêmes effets au début de sa mémorable Tempête. Il nous livrait alors l’élégie d’un théâtre de jadis, il ramenait à la lumière du jour les outils de ce Prospéro auquel il s’assimilait. Ensuite nous nous sommes retrouvés dans l’intimité des palais et des palmiers, nous avons regardé les torches et les costumes… et alors, plus que jamais, j’ai éprouvé le sentiment que je pénétrais dans un monde second, magique et fragile, que le théâtre engendre un « double » du réel… Alchimie du théâtre en quête de «l’or» de la vie comme l’étaient les alchimistes obstinés de Mala strana. Le théâtre parvient à obtenir cet « or » de l’imagination grâce à ces instruments modestes capables d’entraîner le spectateur vers l’horizon éloigné du mirage. Le théâtre ancien m’est apparu comme étant la boîte magique à même de me conduire vers « l’autre monde » et je l’ai aimé de nouveau, comme autrefois, le temps de ma jeunesse.
Quelques jours plus tard, à Varsovie, le grand metteur en scène Krzysztof Warlikowski m’a invité pour découvrir son Nowy teatr – le Nouveau théâtre, c’est même son appellation. Il est le résultat du recyclage d’un dépôt de tramways, pas encore achevé, et je me suis trouvé cette fois-ci parmi des échafaudages, protégé par un casque de sécurité et signalé par une blouse d’un orange vif. Malgorzata Szczesniak qui avait conçu le lieu servait de guide et, avec conviction, décrivait le mouvement des gradins, désignait les salles de répétition ou de maquillage, de repos ou de jeux pour enfants… Nous étions au coeur de ce que l’inachèvement engendre comme produit. Le lieu était en mouvement et non pas cristallisé comme le vieux théâtre tchèque. Deux hypothèses opposées… un théâtre de la mémoire et un théâtre à venir, « beau et libre » comme m’a écrit Andrei Serban, ami metteur en scène. Cette fois-ci, ce qui me fascinait c’était d’assister à la mouvance qui érige le théâtre en lieu des possibles, sans contraintes ni restrictions. Un théâtre dont les artistes perçoivent l’esprit et tentent de le capter afin de nous le communiquer ensuite au nom d’une soif partagée de révélations. Elles ne sont pas les mêmes qu’à Cesky krumlov, mais elles s’avèrent être tout aussi nécessaires. Et comment oublier l’émotion avec laquelle Krzyzstof Warlikowski me montrait l’enseigne d’origine du lieu, camouflée par la saleté de la poussière urbaine et aujourd’hui révélée, comme un signe de vie nouvelle?
Le théâtre ancien et le théâtre neuf, le théâtre neuf et le théâtre ancien – ils s’entrelacent et nous conduisent, chacun à sa manière, au delà du réel pour nous emporter grâce aux corps et aux mots, aux lumières et aux couleurs dans cette expérience unique… L’accès au « double » qui ne cessera de nous captiver ; nous, nous restons de « bons spectateurs » réfractaires à cette figure opposée qu’est « le mauvais spectateur ». Le misanthrope du théâtre!