Préambule
Ce texte présente un spectacle collaboratif intitulé Le Grand Orchestre de la Transition créé lors du festival Itinéraires Singuliers le 20 mars 2019 à l’Atheneum, le théâtre du l’Université de Dijon. Un projet conçu et réalisé dans le cadre du programme de recherche ASMA (Arts de la scène et Musique dans l’Anthropocène-2016-2019). Pendant six mois, différents collectifs dijonnais ont imaginé puis représenté sur des scènes le futur de leur ville, après vingt années de réchauffement climatique. Je m’intéresse ici plus particulièrement au groupe de théâtre musical que j’ai animé avec ma partenaire artistique, la chanteuse et metteuse en scène Eva Schwabe. Une présentation du spectacle se trouve ICI.
Des récits d’accord mais lesquels ?
Dans la formidable effervescence qui agite actuellement la galaxie écologiste, la capacité à figurer d’autres chemins que ceux du capitalisme néo-libéral tardif (et de plus en autoritaire) est un enjeu crucial. Des types d’activisme comme le Mouvement des Villes en Transition, les occupations de ZAD ou les récentes organisations Youth for Climate ou Extinction Rebellion, de très nombreux travaux académiques et une myriade d’initiatives artistiques explorent avec leurs outils spécifiques de nouvelles façons de mobiliser, d’agir dans des territoires, de réfléchir à d’autres façons de penser le monde et de dessiner des futurs. Pourquoi ? Parce que ces mouvements ont notamment compris que les transformations écologiques ne peuvent se limiter à des changements d’infrastructures et d’énergie. Il ne faut pas seulement changer de chaudière mais aussi changer de monde. Précisément, dans le monde artistique et notamment du côté des arts de la scène, de nombreux artistes et institutions tentent d’initier de nouveaux récits, de raconter des histoires différemment. Même s’il est impossible d’inventorier tous les spectacles qui s’attellent à cette tâche, nombre d’entre eux passent des messages généraux au public. Je pense par exemple au spectacle musical Requiem dans lequel le metteur en scène Romeo Castellucci associe l’œuvre du même nom de Mozart et quelques autres partitions afin d’évoquer les peuples disparus et l’extinction prochaine de l’espèce humaine. D’une façon voisine, de nombreux projets musicaux s’efforcent de rendre compréhensible des concepts tels que l’anthropocène, les pollutions, l’urgence climatique etc. Plutôt que de discuter la qualité esthétique de ces spectacles, ce qui interroge ici c’est le côté hors-sol et général(iste) de cette approche. En effet, de nombreuses expériences passées ou actuelles, de la lutte de paysans japonais contre l’installation de mines à la récente mobilisation des gilets jaunes, nous ont effet appris que, selon le territoire où l’on réside, sa condition sociale, son genre, si l’on est racisé.e ou pas, l’injustice environnementale n’affecte pas les humains de la même manière. Si l’espèce humaine implique bien une communauté de destin, chaque personne n’est pas menacée, et encore moins responsable, de la même manière. De même, l’essor de la figure de Greta Thunberg et des mouvements comme Youth for Climate ont montré qu’il s’agit moins aujourd’hui d’alerter les populations sur les périls environnementaux que d’exiger que les gouvernements et les institutions internationales agissent vraiment. Dans une telle perspective, les responsabilités principales des désastres écologiques se trouvent plutôt du côté des firmes (souvent transnationales) qui exploitent le monde et pillent les pays pauvres que des individus
Enfin, il faut remarquer que ces spectacles qui nous alertent – parfois avec beaucoup de talent – sur des périls généraux sont le plus souvent mis en œuvre par des artistes et des réseaux professionnels dont la réputation et la notoriété sont inversement proportionnelles à leur attache à un territoire.
A contrario d’une démarche hors-sol et centrée sur le fait d’expliciter des concepts et de responsabiliser les individus, le projet Le Grand Orchestre de la Transition se proposait d’imaginer des futurs situés dans un territoire précis et que ceux-ci soient conçus, racontés et présentés sur des scènes par des collectifs qui y vivent. Plutôt que de mettre en scène le désastre, il s’agissait plutôt de représenter et faire entendre des espaces communs. Nous avons donc proposé à des collectifs d’imaginer leur vie en 2039, après 20 ans de réchauffement climatique et de concevoir et de raconter tout cela avec des vocabulaires artistiques et en particulier de la musique et du théâtre.
Les pupitres du Grand Orchestre de la Transition
Après une série de rencontres avec différentes structures dijonnaises, des appels d’offres et de sollicitations extérieures, l’équipe du Grand Orchestre de la Transition prend forme au début de l’automne 2018. Elle comprend cinq collectifs.
– Une quinzaine d’étudiant.e.s de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon (l’ancienne École des beaux-arts), accompagné.e.s par Nicolas Thirion – compositeur et responsable du Centre national de création musicale de Dijon Why Note – et Jean-Christophe Denoux, compositeur et enseignant dans l’école. Nous leur proposons d’imaginer les ambiances sonores d’une partie du centre-ville en 2039 et leur fournissons une carte où figurent certaines rues et des places de cette partie de la ville. Lors de sa première réunion, le groupe décide d’enregistrer des sons en extérieur et d’utiliser des logiciels de création sonore.
– Le deuxième groupe est composé des patient.e.s et des thérapeutes du Centre Bachelard des Expressions, un service d’art thérapie du département de psychiatrie du CHU de Dijon. Doté de ses propres locaux et d’une équipe spécialisée, Bachelard propose à des personnes souffrant de troubles mentaux de participer collectivement à des ateliers de pratiques artistiques. Son directeur Alain Vasseur est également l’un des fondateurs et animateurs du festival dijonnais Itinéraires Singuliers dédié à l’art brut et à la lutte contre l’exclusion. Le Grand Orchestre de la Transition sera d’ailleurs présenté pendant le festival. Les locaux du Centre des Expressions se situent à Fontaine d’Ouche, un quartier populaire construit en toute hâte à la fin des années 1960 aux abords du grand lac Kir et d’un grand parc. C’est donc ce territoire qui sera imaginé par ce groupe en 2039.
– Un groupe théâtre issu de l’association étudiante de théâtre universitaire à Dijon (TUD) est spécialement constitué pour le projet. Il est composé de quatre étudiant.e.s, d’un jeune serveur et d’un photographe, et animé par Didier Doumergue, un metteur en scène messin doté d’une longue expérience avec des amateurs. Ce groupe décide de situer ses histoires sur le campus de l’Université en 2039.
– Une vingtaine d’étudiant.e.s d’un master de l’Université dédié aux métiers du spectacle travaillent avec Marielle Nidiau-Bourdot, une artiviste enseignant le graphisme dans la formation. Ce groupe va réaliser des plans, des maquettes, des installations, des vidéos à propos des trois quartiers où se déroulent les actions.
– Quatre étudiant.e.s d’un master de journalisme que j’ai accompagnés. Ils réalisent un webdoc consacré à Dijon. On y verra et entendra des scientifiques, des urbanistes et des activistes décrire les métamorphoses de Dijon en 2039.
Avec ces cinq groupes, le projet compte environ soixante-dix personnes âgées de 20 à 70 ans, il est à peu près paritaire et les minorités visibles y sont présentes. Si la musique et le théâtre ont la part belle, les arts plastiques et le documentaire sont aussi de la partie. L’équipe d’artistes professionnel.l.e.s provient d’esthétiques variées et est également paritaire. Enfin, les trois zones de la ville – campus, Fontaine d’Ouche et centre-ville – qui vont être investiguées sont très différentes. Certain.es des participant.e.s y habitent, d’autres y travaillent, d’autres s’y rendent pour y mener des activités. Dans ce texte, j’évoquerai plus particulièrement la partie musicale du projet et la collaboration avec le centre d’art thérapie.
L’aventure Bachelard
Eva Schwabe et moi avons travaillé durant six mois au Centre Bachelard. Nous avons d’abord présenté le projet du Grand Orchestre de la Transition à l’équipe de soignant.e.s puis aux patient.e.s qui souhaitaient s’y investir. Comme je l’ai dit plus haut, nous leur avons proposé d’imaginer leur vie et celles des habitant.e.s du quartier de Fontaine d’Ouche en 2039, après vingt années de réchauffement climatique. Les gens ont d’abord paru un peu décontenancés mais néanmoins intéressés… Nous nous sommes donc mis au travail sans tarder avec le soutien et la bienveillance de l’équipe des thérapeutes – qui pratiquent tous et toutes des activités artistiques au sein de la structure – et des autres personnes du centre. Les “Bachelard” étaient divisés en deux groupes.
D’abord, une chorale d’une vingtaine de personnes et un petit orchestre (sax, flûte, deux guitares, percussion) composé de deux patients, d’un musicothérapeute et de moi-même. Une deuxième thérapeute participait au sein du chœur à toutes les répétitions.
Ensuite, un atelier d’écriture et, plus occasionnellement, d’art plastique. Il comprend environ dix personnes et est accompagné par l’une des deux art-thérapeutes du centre Bachelard et par Eva.
L’atelier d’écriture
Cet atelier réunissait une dizaine de personnes, dont quelques-unes participaient également au chœur. Il a travaillé environ trois mois et a produit toutes sortes de textes.
Lors des premières séances, une partie des participant.e.s a d’abord eu un peu de mal à trouver un espace pour s’exprimer. Le réchauffement climatique et ses corollaires – sécheresse, assèchement du lac et des réserves d’eau, disparition des espèces animales et végétales – bloquaient un peu les imaginaires. Les premières chroniques, souvent écrites à la première personne, décrivaient un effondrement progressif du quartier et de la ville et l’atomisation croissante des personnes. Cependant, une partie du groupe s’est d’emblée approprié le thème de la sécheresse et a écrit des poèmes et des chansons qui connectaient celle-ci avec des émotions, des états (par exemple la nostalgie de l’ancien monde ou la joie de faire face ensemble à l’adversité). Trois de ces textes ont été adaptés en chansons par trois compositeurs du groupe musical : le musicothérapeute, un patient et moi-même. Au bout de quelques séances, les propositions de textes ont commencé à être de plus en plus abondantes et diversifiées : des récits sur la création de communautés, leurs efforts pour perdurer, leurs déchirements et scissions. D’autres histoires décrivaient la construction de cabanes par des familles, des potagers, des excursions en montagne, des rencontres impromptues. Quelques chroniques documentaient des entités non humaines émergeant du sol asséché du lac Kir et s’y installant. Ce qui nous alors frappé c’est que dans nombre de ces récits, les gens, les animaux et la faune qui réussissaient à survivre migraient dans des forêts ou vivaient à l’écart du lac asséché et du quartier. Les tours du quartier, les centres commerciaux, les rues étaient abandonnés. Après quelques semaines, une histoire située au cœur même du quartier a été proposée. Un matin de bonheur, un long texte écrit par Joseph, fut plébiscité par le groupe musical, thérapeutes compris. Le texte, un joyau d’art brut à mon avis, décrit la rencontre entre, d’une part, Alberte, une jardinière experte en irrigation et son chien Hector et, d’autre part, une manifestation d’animaux et de plantes protestant contre la destruction de la planète par les humains. Il y a là des buissons qui se traînent sur le pavé, des cortèges d’escargots et de limaces, des arbres qui protestent, des délégations d’animaux sauvages avec un ver de terre comme porte-parole. Le texte évoque quasi explicitement la révolte des gilets jaunes, et on y voit s’établir une complicité entre Alberte et son chien et les manifestant.e.s. À l’issue de cette rencontre, le cortège repart à l’assaut des représentations officielles du pouvoir, il cadre sa colère en somme. Un matin de bonheur a été mis en musique à la façon d’une pièce radiophonique, avec des bruitages produits par le chœur, des séquences instrumentales et chorales, des dialogues et quelques déplacements en scène. Tous les personnages et les sons ont été réalisés en direct par la chorale et l’orchestre. Si la nature qui défile est ordinaire – vers de terre, escargots, arbres etc. – elle est néanmoins rendue exceptionnelle par la puissance poétique et l’humour qui irriguent le texte. C’est moi qui ai mis en musique le texte.
Pour résumer les productions de l’atelier d’écriture, on peut dire que différentes formes, d’entraide, de résilience, des formes variées de vie ont peu à peu remplacé les récits survivalistes ou d’extinction. Le groupe d’écriture a proposé et exploré une très grande diversité de situations, de relations au territoire surchauffé, un vaste panorama d’alternatives et de façons de vivre à plusieurs. Il n’a pas éludé les conflits entre les humains et a plutôt présenté le monde naturel comme une force bienveillante. Significativement, le texte de Joseph a assimilé la question environnementale à une injustice et a mis en scène les choses et les êtres qui en étaient victimes. De nombreux membres du groupe ont souscrit, et à plusieurs reprises, à ce registre de protestation. Mais ce qui est aussi à noter c’est que plusieurs textes détaillaient des états intérieurs et s’attachaient à faire sonner, danser les mots. Ce qui m’a également beaucoup frappé c’est que la plupart des participant.e.s ont d’emblée adopté la contrainte de situer les actions dans le quartier de Fontaine d’Ouche, alors même qu’ils/elles n’y vivaient pas toutes/tous. Il semble donc que cette convention a soutenu la créativité et le développement d’imaginaires. Si nous avons régulièrement suggéré des thématiques (« aujourd’hui travaillons sur ceci ou cela »), de nombreux textes, et notamment celui de Joseph, ont été produits indépendamment de nos propositions. Peu avant le spectacle, nous avons également choisi une dizaine des textes pour les lire en introduction du spectacle. Plusieurs des textes ont aussi été recopiés/calligraphiés sur de grandes toiles et assemblés sur le plateau afin de fabriquer un vaste rideau de scène.
L’atelier musique
Si l’atelier d’écriture consistait plutôt en des travaux individuels, l’atelier musique a essentiellement fonctionné collectivement. Dans la (toute) petite salle de musique de Bachelard, toutes les répétitions débutaient par un training vocal et physique animé par Eva et pratiqué par l’entièreté du groupe. À l’exception de quelques déchiffrages de partitions menés en parallèle par l’orchestre, les musiciens et les choristes travaillaient toujours ensemble. Lorsqu’un instrumentiste ne jouait pas, il chantait et/ou pouvait aussi interpréter un personnage dans la pièce radiophonique. De la même façon, le chœur jouait un peu de percussion ou du kazou pendant la manifestation des animaux. Après le training, les séances musicales étaient animées par moi-même, Eva Schwabe et le musicothérapeute.
Lors de la première séance de travail, j’ai auditionné chaque membre du chœur afin de comprendre sa tessiture et le timbre de sa voix. Je me suis immédiatement rendu compte que certain.e.s personnes avaient des difficultés à reproduire les notes que je leur demandais de chanter. Parfois, elles en étaient totalement incapables. De même, si la plupart des participant.e.s chantaient régulièrement dans le chœur, le sens du rythme, la perception de la pulsation semblaient souvent hésitantes pour nombre d’entre eux/elles. Au-delà de “l’aptitude musicale”, plusieurs personnes étaient assez lentes, voire quasi catatoniques ou parfois apeuré.e.s, certaines ne se levaient pas lors des chansons ou du training, plusieurs semblaient fatiguées et/ou affaiblies par leur traitement médicamenteux. Nous nous demandions donc au début des répétitions si des personnes qui, à de nombreux égards, vivaient un effondrement personnel, pouvaient imaginer et interpréter l’effondrement écologique. Néanmoins, le groupe avait également une certaine robustesse et de l’expérience. La plupart des gens chantaient dans le chœur depuis des mois, voire des années, les musiciens étaient sérieux et d’un bon niveau technique, et presque tout le monde se connaissait. Chaque fois que quelqu’un semblait en difficulté, il trouvait de l’aide et un support auprès des autres. Au bout de quelques semaines, nous avons clairement senti une double dynamique se mettre en place. D’une part, certain.e.s des plus fragiles et des plus silencieux/euses, ont commencé à prendre leur place, à prendre des initiatives, le groupe s’est homogénéisé et sa capacité de concentration a fortement progressé. D’autre part, le niveau musical s’est élevé d’une façon évidente. Les notes sortaient, les rythmes devenaient plus assurés, les corps balançaient, la jouissance de la pratique de la musique, le sens des textes imprégnaient de plus en plus le groupe. Certain.e.s choristes faisaient des choses que personne ne pensait quelques semaines auparavant qu’ils/elles puissent faire et il en fut de même lors du spectacle. La confiance était là et elle portait le groupe. Dans les dernières semaines avant le spectacle, et malgré la pression qui montait, les répétitions sont devenues des moments joyeux et très productifs. Conformément à la “doctrine” de l’équipe de Bachelard, le travail en collectif, l’immersion dans le projet artistique ont permis à toute l’équipe de laisser de côté la maladie. Imaginer des futurs communs nous a en quelque sorte permis de nous désenclaver.
Le spectacle
Derniers préparatifs
20 mars 2019, 14 h, l’équipe technique et des bénévoles installent différents supports – tables, cimaises, écrans vidéo – , veillent à ce que les consoles de mixage, les ordinateurs et les projecteurs soient alimentés en électricité, gaffent les câbles et les tables, habillent les différents éléments avec du coton gratté. Simultanément, les étudiant.e.s et un enseignant de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon s’affairent dans le hall du théâtre de l’Atheneum et une salle contiguë. Les mêmes disposent des haut-parleurs et systèmes de diffusion bluetooth dans le hall et dans les couloirs qui mènent à la salle de spectacle et testent la console qui servira à mixer en direct lorsque le public arrivera dans le hall d’entrée. Des haut-parleurs diffuseront également des ambiances musicales dans d’autres espaces communs. Les séquences sonores font la part belle aux animaux qui peuplent la ville en 2039, les visibles comme les invisibles, les oiseaux qui ont investi des immeubles abandonnés comme les rats et autres animaux qui peuplent le parking abandonné du centre-ville.
Dans ce même hall, les spectateurs découvriront les divers éléments (installations, vidéos, sculpture, maquette, affiches) de l’exposition conçue par les étudiant.e.s en arts du spectacle. Une petite carte des trois quartiers de Dijon imaginés par les groupes sera distribuée au public. Dans une pièce attenante qui baigne dans une semi obscurité, un webdoc est déjà diffusé en boucle. On y voit et entend des scientifiques, des urbanistes, des activistes décrire les métamorphoses de Dijon en 2039. Tous les intervenant.e.s s’y expriment au présent, comme si les interviews avaient effectivement été réalisées en 2039. On y parle du déplacement des espèces animales, de la végétalisation insuffisante du centre, des habitants qui se déplacent en vélo, en bref de la dimension urbanistique de la ville etc.
En fin d’après-midi, le groupe des Bachelard arrive par grappes, suivi de près par le groupe théâtre. Vers 18h, tout le monde participe à un training vocal et physique sur le plateau. Nous donnons nos dernières consignes et chacun.e retourne dans les loges s’occuper de son costume, accorder ses instruments, réviser son texte, vérifier que tous ses accessoires sont rangés au bon endroit etc. La tension et l’excitation montent. Le plateau est déjà installé depuis la veille, après la générale.
Vers 19h30, les premiers spectateurs arrivent et commencent à flâner dans le hall et découvrir la petite exposition. Peu à peu, le public est de plus en plus dense. L’équipe du théâtre – qui pressent que la jauge de 200 places sera trop limitée – commence à compter les spectateurs. Vers 20h30, plusieurs dizaines de personnes se voient refuser l’accès au théâtre, c’est complet ! Pour accéder à la salle de spectacle, le public passe par un étroit couloir où résonnent – mais les entend-il dans cette incroyable cohue ? – des ambiances sonores. Le spectacle va débuter.
Lectures
Les deux premières parties du spectacle sont consacrées aux travaux menés avec les patient.e.s et les soignant.e.s du centre Bachelard. Lorsque le public est finalement installé dans la salle, une lumière chaude monte progressivement sur un vaste rideau de textes. Celui-ci fait environ trois mètres de haut et sa largeur couvre pratiquement les douze mètres d’ouverture du plateau. Les panneaux ont été patiemment calligraphiés dans un des ateliers du centre Bachelard, puis ils ont été équipés par les techniciens pour pouvoir être accrochés aux perches et appuyer (monter) ou charger (descendre). Les textes ont été écrits lors de l’atelier d’écriture et certains sont lus par leurs rédacteurs/trices, une art-thérapeute et une stagiaire. D’autres participant.e.s à l’atelier d’écriture n’ont pas souhaité être sur le plateau mais ils/elles sont bien dans la salle. Le groupe a beaucoup répété pour que la lecture soit fluide, que les textes s’enchaînent et donnent à entendre la variété des écritures et des singularités qui s’y expriment. Le public est attentif et concentré, je me détends dans les coulisses.
Le concert
Le rideau de texte appuie vers le gril, les instruments et les pupitres apparaissent sur le plateau et l’ensemble musical s’installe pour prendre la suite. Nous interprétons d’abord une première et courte chanson « aïe aïe aïe le lac est presque sec » rédigée dans l’atelier d’écriture. Après quoi, nous débutons la pièce radiophonique écrite par Joseph lors des ateliers d’écriture et qui a fait l’unanimité du groupe. Alberte, son chien Hector et la manifestation d’animaux et de plantes chantent, aboient, piaillent, s’esclaffent devant la salle comble. Je me demande si les dijonnai.s.e.s reconnaissent le quartier de Fontaine d’Ouche tel qu’il a été musiqué par le groupe. Un peu à la fin de la pièce, l’orchestre se lève et défile avec le chœur sur la scène. L’humour et la virulence extravagante du texte en font une sorte de grand orchestre des animaux en petit format. Nous finissons par une chanson nostalgique, « Yahou », composée par le musicothérapeute et l’une des patientes. Le passage sur scène est un peu plus tendu que la générale – qui a été extraordinaire d’amusement – mais le résultat est à la hauteur de nos espérances. Le public semble ravi et nous rappelle. Il a plusieurs fois applaudi pendant la présentation. Un entracte permet d’effectuer un changement de plateau et de laisser la place au groupe théâtre. Pendant le changement les étudiant.e.s de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon et les deux compositeurs se promènent dans le public avec de petites boîtes bluetooth qui diffusent des musiques d’insectes, le public est immergé dans la lumière bleue.
Le groupe théâtre
Puis les comédien.n.e.s débutent leur spectacle. Celui-ci commence par un prologue où l’on apprend que tous les personnages auront le même nom, Sébastien, et que l’action se déroule surtout dans le multiplex, un bâtiment du campus, situé à deux pas du théâtre. On découvre d’abord des personnages avec des masques neutres (qui dansent et virevoltent dans l’espace). Puis plusieurs scènes se succèdent : le dispensaire où l’on apprend que la lumière extérieure est tellement forte qu’il est obligatoire de porter un masque sur les yeux et qu’une mystérieuse maladie mortelle touche certains étudiants, une sorte d’assemblée générale où des chevaux parqués près de l’Université évoquent leur condition et leurs relations avec les humains, un ballet avec d’autres masques neutres, encore moins anthropomorphisés que les précédents. Seule une jeune femme, sans masque, cherche à parler avec ces drôles de choses qui dansent autour d’elle. C’est à mon avis le moment le plus fort. La conclusion voit le groupe d’étudiant.e.s confronté à une sorte de diable balinais – encore un masque – qui vocifère sur la responsabilité de chacun vis-à-vis de la planète. La pièce s’achève. Longs applaudissements nourris du public, des « bravo » fusent. Après les saluts, la centaine de personnes impliquées dans le projet se retrouve pour un dîner (végétarien) festif. Le projet s’achève.
Ce que nous apporte la mise en fiction
Je voudrais à présent tirer quelques enseignements du Grand Orchestre de la Transition.
Variété des médiums et des expériences
Même si les arts sonores et de la scène ont eu la part belle durant la préparation du projet et la représentation, d’autres vocabulaires ont également été mobilisés : l’écriture de poèmes et de récits, de la vidéo, de petites installations, des plans de la ville, du documentaire, de grandes affiches calligraphiées. Plutôt que de décrire univoquement chacun des trois quartiers de la ville de Dijon, ceux-ci étaient documentés de façon plurielle. Cette diversification me semble intéressante pour deux raisons :
En premier lieu, car chaque groupe a pu prendre connaissance de la façon dont d’autres imaginaient le même secteur avec un autre médium. Les plasticien.n.e.s ont assisté à un défilé des animaux dans le quartier dont ils/elles avaient esquissé les plans, les comédien.n.e.s ont découvert comment un groupe de plasticien.n.e.s représentaient les rues du campus etc. Il y avait donc une sorte d’effet de feedback à l’intérieur du projet.
En deuxième lieu et dans un même ordre d’idées, le public a pu, lui aussi, explorer de façon panoramique les différents espaces où se situaient les actions : écouter ce et ceux qui y habitaient, découvrir en musique ou en théâtre les histoires qui s’y déroulaient, prendre connaissance d’un documentaire etc. Plutôt que de proposer au public des métadiscours à propos de chaque proposition ou du projet général, nous avons laissé le public se faire sa propre idée, se raconter ses propres histoires.
Cette diversité d’expériences est à mon sens un des acquis du projet.
De quoi ça parle ?
Lorsque j’ai rencontré les personnes qui animeraient les groupes puis présenté le projet aux différents collectifs qui allaient y participer, j’ai beaucoup insisté sur la dimension poétique, imaginaire du projet. L’idée était d’explorer autre chose que la “transition énergétique”, de suivre d’autres voies que l’écologie des chaudières et des éoliennes. J’ai raconté plus haut comment le groupe théâtre et les Bachelard avaient effectivement exploré d’autres mondes, d’autres espaces, d’autres sensations. Il en a été de même pour la fabrication des soundscapes par les étudiants de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon. Mais dans les groupes qui ont travaillé moins longtemps et dans le cadre de cours, il en a beaucoup moins été ainsi. Si l’on prend l’exemple du webdoc, les personnes interviewées (activistes et scientifiques) évoquent l’urbanisation, les transports, l’alimentation, les espèces d’oiseaux qui en ont supplanté d’autres en ville etc. Malgré mes demandes répétées tout au long de la conception, du tournage et du montage, le groupe a en fait réalisé un documentaire sur l’état de l’environnement à Dijon en 2039. Dans plusieurs autres travaux, il me semblait aussi que certains groupes n’avaient pas réussi à s’émanciper de ce cadre environnemental. Cependant, c’est moi qui faisait fausse route. Le jour du spectacle puis dans les conversations informelles et les entretiens organisés avec certains des groupes, j’ai rapidement compris que le webdoc réunissait tous les suffrages et que, plus généralement, c’est l’alliage des propositions “réalistes” (webdoc, plans, maquettes) déclinées sur les terrains usuels de l’écologie (transports, isolation, végétalisation de l’habitat, etc.) et les moments plus “imaginaires” qui intéressait les spectateurs/trices. Il y avait une sorte d’aller-retour entre « voilà comment je vivrai concrètement en 2039 » et les fabulations poétiques dans lesquelles les formes d’expression non verbales étaient reines. Du fait de cette hybridité, la dimension prospective était sans doute plus riche que la seule fabulation.
Vive les bifurcations !
Lorsque les différents groupes ont commencé à travailler, nous leur proposions d’imaginer leur propre futurdans des endroits qui leur étaient familiers (leur habitat, leur lieu de travail ou d’études, le lieu où ils se rendaient pour des soins etc.). Là encore, la dynamique propre au processus a rebattu les cartes. Si l’atelier d’écriture a proposé des textes rédigés à la première personne, si le chœur s’identifiait manifestement avec la protestation des « animaux gilets jaunes », d’autres groupes ont adopté un point de vue plus générique et plutôt imaginé et interprété des altérités. Tous les personnages de la pièce de théâtre s’appelaient Sébastien, les plasticien.n.e.s travaillaient sur des plans des quartiers, des espaces de circulation ou de vie, les étudiant.e.s de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon sonorisaient le monde animal, sans compter les documentaristes qui donnaient la parole à des activistes et des scientifiques. Autrement dit, une partie significative des participant.e.s s’est plus intéressée à « ceux qui vivront ici en 2039 et à ce qui s’y passera » qu’à leur propre existence. Il me semble que cette capacité à se projeter dans d’autres choses, dans d’autres espaces, à imaginer de façon générique est également significative ; un espace commun a été esquissé. De même, les groupes ont traité des thématiques et des points de vue qui ne figuraient pas dans le programme initial. On peut certainement expliquer ces bifurcations par la dynamique propre à tout travail artistique – une fois esquissées, les formes ont leur propre logique – et par l’inventivité collective. Cela étant, je crois que l’autre élément d’explication est lié au fait que les participant.e.s étaient pour la plupart des amateurs en matière d’art et que, pour la plupart, ils/elles n’étaient pas non plus spécialistes des questions écologiques. Cette extériorité étant également vraie pour plusieurs des accompagnateurs. Contrairement aux artistes professionnels, les participant.e.s n’ont pas eu besoin de chercher à être originaux, à explorer des formes incontournables ou encore à traiter avec les personnages de la philosophie écologique : Gaïa, les hyperobjets, les non humains, l’anthropocène etc. À la façon des citoyens tirés au sort dans les forums de science, des parents qui insistent pour rester avec leurs enfants malades à l’hôpital, comme les associations de malades du sida qui discutent des traitements, comme les jeunes rockers qui inventent de nouveaux mondes musicaux, les participant.e.s du Grand Orchestre de la Transition ont abordé les questions écologiques à partir de leur propre situation et en tant que collectifs. Il est sans doute significatif que ce processus ait abouti à la rencontre entre la révolte des gilets jaunes et celle de la nature, c’est-à-dire la coïncidence entre justice environnementale et sociale. Je ne veux pas dire que les apports écologiques, philosophiques sont inutiles ou encombrants, mais plutôt qu’ils ne sauraient constituer des préalables. On n’a pas nécessairement besoin de passer par eux pour imaginer d’autres mondes et faire face aux défis écologiques.
L’importance d’être bien
Lorsque des gens accomplissent des choses ensemble et pour le bien commun, des solidarités naissent, d’autres façons durables de vivre s’esquissent. Ainsi, on sait que les mouvements sociaux, les grèves, les mouvements d’occupation sont souvent vécus avec beaucoup d’intensité par ceux et celles qui y participent. Il me semble que l’intérêt de projets participatifs artistiques comme celui-ci est du même ordre. Ces projets donnent du plaisir à ceux et celles qui s’y investissent, ils permettent (potentiellement) de forger des ambiances plus marquées par la joie et l’humour que par la confrontation, des expériences communes. Malgré ses limites, Le Grand Orchestre de la Transition a été une expérience marquante et intense pour la plupart de ceux et celles qui y ont participé, il a modestement contribué à injecter de l’imaginaire et du plaisir dans la perspective écologique.
François Ribac, compositeur de théâtre musical et sociologue est maître de conférences (HDR) à l’Université de Dijon (Laboratoire Cimeos).