L’opéra, c’est la puissance du live avec les moyens du cinéma
Je viens du monde du cinéma, j’aime l’image, et c’est en voulant faire un documentaire sur les coulisses de l’Opéra de Paris que j’ai découvert la mise en scène d’opéra. Je connaissais l’opéra en tant que spectatrice mais là, dans les coulisses, c’était autre chose. C’était du cinéma mais en live, avec des images grandeur nature, 120 musiciens dans la fosse, la virtuosité des voix solistes qui se mêlaient à la puissance du chœur, clairement, c’était ça que je voulais faire.
Très vite, je suis devenue assistante à la mise en scène à l’Opéra de Paris. L’opéra étant un monde international, ma qualité première n’était pas la connaissance des langues étrangères. Mais j’avais l’oreille, une force de travail et une vraie curiosité pour tous les corps de métier. Et puis, j’aimais provoquer le mouvement des masses — j’avais le sentiment de dessiner des idées et des émotions fortes avec un ensemble d’individus. Ce goût prononcé pour le mouvement des chœurs est lié à ma formation de cinéaste : avec le montage et la réalisation de films, j’ai développé un certain regard sur le découpage de l’espace, le relief entre les différents plans, le notion de hors de champ, et j’ai acquis la faculté de synchroniser plusieurs actions en même temps.
J’ai eu la chance de collaborer avec de grands metteurs en scène: Peter Sellars, Krzysztof Warlikowski, Christoph Marthaler – une véritable référence artistique –, Stanislas Nordey, ou Emir Kusturica. J’ai beaucoup appris avec eux, notamment les différentes façons d’aborder un ouvrage classique, avec la liberté qu’on pouvait y trouver en dépit des contraintes.
Et si la contrainte était une chance ?
Durant mes années d’assistanat, j’ai découvert qu’il y avait une écriture scénique autonome qui, malgré un livret et une musique préexistants, était suffisamment puissante pour permettre une ouverture, et accueillir un message politique ou social qui soit contemporain.
Et c’est ainsi que j’ai eu envie, peu à peu, de raconter ma propre vision des choses.
Depuis que je suis metteuse en scène d’opéra, j’ai pris l’habitude de travailler le corpus lyrique du répertoire, de mettre en scène des œuvres dans lesquelles « tout » est fixé, à savoir la musique et le livret. Ma marge de manœuvre semble donc plutôt réduite car mon travail doit actualiser ou revisiter un matériau qui me précède ; je dois prendre position par rapport à mon époque, offrir une lecture nouvelle pour des spectateurs actuels.
Et malgré cela, quand bien même le travail scénique reste concentré sur l’objet musical qu’est la partition, il nous reste finalement une liberté immense.
D’ailleurs, il vaut mieux prendre la contrainte d’un cadre restrictif à l’opéra comme une chance qui met au défi la liberté.
Bien plus que le livret, c’est la musique qui me porte et me raconte quelque chose sur le présent. Si une musique éveille mes intuitions et me parle de la réalité d’aujourd’hui, il me devient possible de retrouver dans le livret, mais de façon sous-jacente, un écho de notre société.
Appartenir à rien pour appartenir à tout
Je suis un électron libre dans le paysage institutionnel. Dans cet univers très sectorisé, je n’ai aucune reconnaissance du milieu théâtral – ce n’est pas du tout mon réseau – je viens du monde du cinéma, et je fais du théâtre musical dans les maisons d’opéra.
Mais j’aime cette position, je n’y ressens aucun manque. Je voulais devenir réalisatrice ? Je suis metteuse en scène d’opéra et je crée mes propres vidéos dans mes productions lyriques. Je voulais davantage de liberté ? Je crée mon propre théâtre musical. Je voulais écrire ? J’écris mes livrets dans mes projets de théâtre musical.
Je préfère n’appartenir à rien pour appartenir à tout.
Du théâtre musical dans les institutions lyriques
J’aime mettre en scène des opéras car il s’y trouve une dimension qui dépasse notre condition d’humain. Mais j’aime aussi travailler sur une forme plus proche de ma sensibilité, une forme musicale sur laquelle je puisse intervenir, avec un matériau qui porte l’empreinte de son temps, tant sonore que visuel.
Dans ce projet de théâtre musical, je cherche une musique live mais pas forcément classique.
Je suis en quête d’un projet immersif, univers artistique dans lequel le réel serait prédominant à tous les niveaux, le livret, le plateau, et le rapport au spectateur.
L’opéra est une institution classique dans laquelle j’essaie de faire un théâtre très actuel. Pour cela, je cherche la désacralisation du lieu en y introduisant le réel, fût-il brutal voire féroce.
La Soupe POP, créée à l’Opéra de Montpellier, avec le soutien de Valérie Chevalier, a provoqué de nombreux doutes alors qu’il n’avait pas encore vu le jour ! Des SDF à l’opéra, c’était insensé ! Heureusement, le bouche à oreille du public a fait un travail remarquable, et la salle était remplie chaque soir de représentation.
La Soupe POP est un spectacle interactif, inspiré de l’univers de la soupe populaire. Sans distinction du public et de la salle, le public mêlé aux comédiens-bénéficiaires, était assis sur des bancs, autour de longues tables, et nous leur versions la soupe!
Je ne sais pas faire de théâtre sans musique…
Je ne sais pas faire de théâtre sans musique, et je collabore étroitement avec les musiciens.
Dans SeXY, j’ai fait deux sessions musicales avec Dear Criminal, un groupe d’électro-dream pop-folk québécois, au son viscéral et troublant.
Si j’avais l’idée du spectacle en tête, je n’en avais pas nécessairement la structure. J’avais toutefois écrit les premières scènes, passées au filtre par mon dramaturge Simon Hatab, et j’ai demandé au groupe de travailler sur des thèmes, et des atmosphères, avec une attention particulière accordée aux personnages.
Une fois les ébauches musicales confrontées aux premiers dialogues, j’ai cherché à préciser la forme de la scène, la structure des morceaux, et le sens des paroles.
La source d’inspiration était baroque, avec Les Suites de Bach, ou d’airs lyriques comme celui de Didon dans l’opéra Didon et Enée de Purcell.
À l’épreuve du plateau, la musique s’est encore transformée : tu rentres avec la guitare à cet endroit là ; le texte peut partir sur l’entrée de ce son électro… ta voix se mêle sur le deuxième couplet à ceux des interprètes… Tu t’effaces, tu prends la main de l’acteur… Les Dear Criminals ont été de formidables collaborateurs au service de la mise en scène.
La force vulnérable des acteurs amateurs
Je cherche mon chemin parmi les possibilités – mettre en scène des opéras et créer un théâtre humaniste.
Dans mon théâtre musical, je me suis tournée instinctivement vers ce que j’appelle « l’humanité », avec un sujet inspiré du réel, proche de mon quotidien, que je réalise en partie avec des amateurs.
Le Monstre, projet de théâtre musical commandé par Bernard Foccroulle et Émilie Delorme pour le festival d’Aix en Provence en 2015, est une épopée humaine comptant 300 choristes sur scène, tous amateurs ! Depuis sa création, ce péplum intergénérationnel voyage dans le monde entier et sera repris à la Philharmonie de Paris en juin prochain. Ce dispositif conçu exclusivement de corps suscite à chaque fois des émotions fortes, dues à la présence de cette humanité forte et déchirante.
Un spectacle d’amateurs n’est pas du tout un travail d’amateurisme. Le fait de voir de l’humain, avec toute la vulnérabilité d’un amateur, change le sens du spectacle. SeXY, spectacle soutenu par Myriam Azouzzi, directrice de l’Académie de l’Opéra de Paris, a été un spectacle intéressant de ce point de vue.
L’enjeu d’un travail théâtral avec des amateurs, c’est la beauté de leur vulnérabilité. L’amateur s’expose dans toute sa faiblesse, et le défi, pour moi, c’est qu’on perçoive l’humain, c’est-à-dire toute la force de cette vulnérabilité. C’est quelque chose qu’ils atteignent, non par la technique d’un jeu théâtral, mais en explorant leur propre matière qu’ils transforment. Ils me demandent souvent : tu ne veux pas nous diriger davantage, tu ne veux pas nous donner plus d’indications ? Et je leur réponds que non, que je veux leur instinct avant tout, parce qu’il est toujours juste.
Les rendez-vous du jeudi soir…
Pour le projet SeXY, nous avons créé le rendez-vous du jeudi pour les amateurs. Durant cette rencontre, ils peuvent se lâcher, être en contact les uns avec les autres.
Les gens ont peur de se voir, d’entrer en contact. Dans ce cas, les mots ne servent pas à grand-chose. Ce qu’il faut, c’est que les gens se rencontrent et ce qui m’a émue dans ces ateliers, c’est que ces amateurs sont restés fidèles à ce rendez-vous du jeudi soir. Alors qu’ils sont habituellement à mille endroits à la fois, ils voulaient, à ce moment-là, mettre leurs corps en contact les uns avec les autres.
Nous vivons une époque de division et de fragmentation. En fréquentant plusieurs personnes à la fois, souvent dans l’indécision et le non-choix, il y a le triste sentiment d’un rendez-vous manqué avec l’Autre. Avec les ateliers du jeudi soir, nous avons exploité l’humain.
SeX’Y ou la mélancolie amoureuse
Le texte de SeX’Y s’inspire principalement de la vie amoureuse des amateurs – une cinquantaine de jeunes entre 20 et 35 ans.
Je voulais écrire quelque chose qui soit de l’ordre du vivant, du vital, or ces témoignages étaient chargés de manque, de peur, et d’absence de vie.
Qu’y a-t-il de jouissif et d’heureux dans vos expériences? leur demandais-je.
Dans l’acte même d’amour, il y a de la joie, et ce chemin, il ne passe pas nécessairement par les mots mais par les corps, par le contact physique, et ici que nous avons cherché avec mon collaborateur Martin Grandperret – le rapport au corps, au sien et à celui de l’autre, le rapport au corps des uns avec les autres.
Peu à peu, nous avons transformé la mélancolie de leur réalisme amoureux, leur réalité de solitude en quelque chose de vital. Les filles pouvaient finalement montrer leur corps, non pas leur corps social, mais elles, telles qu’elles étaient, dans leur intimité et l’acceptation de leur nudité.
Dans mon travail autour de la nudité avec les amateurs, je ne cherchais ni la provocation, ni le trash. J’ai emprunté un chemin plus libre, avec ses contradictions, ses émotions, j’ai instauré un rapport de confiance entre eux et moi, entre eux et les spectateurs.
Parce que « l’humanité » de ce projet, c’était le corps – tous les corps – c’était cela même la matière, le liant de tout le spectacle.
Le Monstre Grand Théâtre de Provence, Festival d’Aix-en-Provence, 2015. Sir Simon Rattle: direction musicale Marie-Eve Signeyrole: mise en scène. Avec Damien Bigourdan, Thésée ; Lucie Roche, la mère de Thésée ; Damien Pass, Dédale ; Miloud Khetib, Minos. Avec l’orchestre du London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée et des chœurs mamateurs d’enfants, d’adolescents et d’adultes. Simon Halsey, chef de chœur. SeXy Une production de L'Académie de l’Opéra national de Paris Conception Marie-Eve Signeyrole Livret Marie-Eve Signeyrole Mise en scène Marie-Eve Signeyrole Dramaturgie Simon Hatab Décors Fabien Teigne Chorégraphie Martin Grandperret Costumes Noémie Reymond Lumières Philippe Berthomé Vidéo Baptiste Klein Marie-Eve Signeyrole Musique Dear Criminals Chef des Choeurs Morgan Jourdain Assistant(e) Chef des Chœurs Yoan Héreau Son Alexandre Chaigne Lire aussi Portrait de femmes #1: Autrices, compositrices, metteuses en scène, cheffes d’orchestres, où en sont-elles dans la création? D’après un entretien avec Émilie Delorme