Nieuport, le 26 décembre 1979
Cher Bernard Dort,
Ces quelques mots constituent-ils encore une lettre?
Oui, parce que j’ai envie de vous les faire parvenir… Vous n’avez pas le temps de poursuivre cette correspondance et je le regrette, car elle n’est pas fausse, croyez-moi.
Nous aurions pu tenir deux discours : vous, avec votre connaissance de Shakespeare et de Brecht, moi, avec ma sensibilité à ce texte-ci, précisément. Pourquoi faudrait-il que l’on se pose des questions dont l’autre ait la réponse ? Pourquoi faudrait-il que l’on parle du même lieu et que l’on tienne le même langage ? Hamlet et Ophélie sont, chez Müller, chacun dans leur(s) théâtre(s) et pourtant, ils sont bien dans le même texte.
J’aurais aimé que l’on parle davantage de cette annulation par Müller, l’une par l’autre, de la grande visée historique et de la dérision théâtrale – il achève un théâtre ou il en invente un nouveau ? – en relation, sans doute, avec ce désir et cette peur d’un grand changement, et de la question de savoir quelle part l’homme y prend.
Mais il est un peu inutile d’entamer des discussions. Donc, gardons nos distances, restons dans nos propos.
En ce qui me concerne, j’avais envie de vous parler de cette deuxième voix qui se joue en deux fragments : «L’Europe de la femme» et «Furieuse attente dans l’armure terrible des millénaires » ; ce fameux personnage féminin qui continue de s’appeler Ophélie, mais qui, à la fin, se présente comme Électre qui parle.
Il y a, dans Hamlet-Machine, une voix qui ne joue pas du tout Hamlet – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne joue pas du tout Shakespeare – qui ne se pose plus/pas la question. Elle n’a gardé d’Ophélie que le nom, elle a entièrement vidé le personnage de sa substance et de sa fonction. Forcément, le personnage de Shakespeare n’est vraiment plus d’aucune utilité pour la femme contemporaine qui refuse de se suicider, même avec des moyens modernes (l’overdose, la cuisinière à gaz, etc.). Il n’y a guère, dans l’histoire, dans la littérature, dans le théâtre, un modèle par rapport auquel elle pourrait se situer, dans, contre, hors. La femme sans histoire, la femme sans parole, la femme sans théâtre…
La premier fragment, « L’Europe de la femme», n’est traversé par aucune référence à aucune théâtralité. Pas de jeu, pas de mythe, pas d’histoire, pas de réflexion.
Elle ne dit que des actions concrètes qui s’épuisent dans le simple fait de s’énoncer. Pour Ophélie la question ne se pose pas d’être ou de ne pas être, elle fait, c’est tout. Toute entière dans ces actions, dans cette série de gestes qui semblent suffire à la définir à ce moment-là de la pièce. Rien avant, rien après, rien au-dehors (sauf le cri du monde, que l’on appelle). Le langage la recouvre, elle sature le théâtre.
« Je suis seule… Je détruis les instruments de ma captivité… J’ouvre grand les portes… Je sors dans la rue… »
Paroles simples, élémentaires, qui ne racontent rien d’autre que ce qu’elles disent.
Et pourtant… Comme si le rêve d’adéquation, de congruence, de transparence, devait toujours rester hors d’atteinte, il y a dans « L’Europe de la femme » une amorce de dialectique entre le je et l’autre, le dedans et le dehors. La chaise, la table, le lit ne sont pas détruits parce qu’ils sont tables, chaises, lits, mais parce qu’ils sont devenus instruments de captivité. De même, quand elle affirme « je déchire les photographies des hommes que j’ai aimés »… Les photographies… Vouloir atteindre la représentation de l’homme et non l’homme lui-même ! Parce que la femme est toujours prise dans une histoire qui n’est jamais la sienne, qu’elle n’a jamais l’occasion de contribuer à édifier ; parce qu’elle est victime d’une symbolique qu’elle n’a pas inventée. La femme n’a aucun pouvoir sur le monde, ni pour le construire, ni pour le détruire. Elle se lance donc à l’assaut des images dont elle souffre ; pour le reste, elle n’attend que d’elle-même sa propre libération, et sur le seul terrain où elle puisse, seule, la produire : son propre corps.
« Je sors dans la rue vêtue de mon sang ».
Comme celle de l’intellectuel, son action se situe entre le peu et le rien : le corps et l’image. Pas question de révolutions ni de changements de société ; pas question non plus, donc, de théâtre. Elle aussi pourrait dire comme Hamlet : « Je ne joue plus », sauf qu’elle n’a jamais joué.
Alors, nous non plus, nous ne jouons pas. Rien de ce qu’elle dit ne se représentera sur le plateau du théâtre. Elle ne ravagera même pas, comme le propose Müller, l’espace d’Hamlet. Nous avons voulu remplacer le jeu par le corps. Une femme en costume moderne : trench noir, chapeau noir, jeans noirs et chemisier blanc – pas très différente d’Hamlet – dire ce texte en enlevant une à une chaque pièce de vêtement. Un anti-striptease pour une révolte limitée.
Que le personnage masculin ait un parcours, cela paraît évident. Pour Ophélie, ce l’est moins, d’autant qu’il fallait éviter l’anecdote du rapport de causalité entre le fait de sortir nue dans la rue et d’être momifiée ! Il est important qu’entre les deux moments de la femme s’écoule le temps à la fois théâtral et historique d’Hamlet. Même si l’homme et la femme sont dans des théâtralités différentes, ils sont sur le même plateau et la momification d’Ophélie-Électre se situe à l’époque glaciaire, après qu’Hamlet-Jivago ait tué Marx, Lénine et Mao.
Comme s’il y avait une nécessité du théâtre quand l’Histoire fait défaut, Ophélie profère ici un tout autre langage : ses propos sont une réécriture de ceux de Lady Macbeth (il y a dans Shakespeare de quoi nourrir aussi les femmes!) et le nom qu’elle se donne, c’est Électre. Mélanger les deux, c’est peut-être une façon de les annuler, de n’être ni l’une, ni l’autre, tout en étant quand même l’une et l’autre : aucun modèle féminin ne pouvant fonctionner sans être transformé.
Voilà deux femmes qui, dans l’imaginaire occidental collectif sont les instigatrices du meurtre ; l’une dans l’Histoire et pour le Pouvoir, Lady Macbeth, l’autre dans la vendetta familialo-oedipienne, Électre, un Hamlet au féminin. L’une fait tuer le Roi, l’autre fait tuer la Mère. Lady Macbeth s’efface quand son mari devient roi, elle ne peut être autre chose que l’épouse de l’homme sur la scène de l’Histoire ; Électre reste solitaire et stérile, personne ne profitera de son meurtre, la mère est morte et la fille n’aura pas de descendance.
L’amalgame d’Ophélie déplace la problématique de la fécondité et de la violence, par rapport tant à Électre qu’à Lady Macbeth. Il me semble, en effet, que le personnage féminin de Müller est acculé au meurtre et ne le désire pas. Elle ne choisit pas l’extermination, elle n’a pas d’autre issue. Comme si elle réalisait le rêve d’Hamlet : « on devrait coudre les femmes…» Décentrement du sujet-femme, aussi.
Et comble d’ironie, un chirurgien (pour nous, un costume de chirurgien sur un corps de femme!) l’enveloppe de bandelettes. On ne saura jamais s’il accède à son désir de stérilité ou s’il entrave le corps qui peut encore crier son horreur de la mort…
Nous avons choisi de lui laisser au moins son cri. Même si la bouche est entravée par la gaze qui déforme la voix, celle-ci s’étrangle, mais ne s’arrête pas…
On ne peut plus parler, mais on parle quand même… On ne joue plus Shakespeare, mais on le joue quand même… Sur un plateau nu de théâtre…
Dans un éclairage au néon,
entre, comme vous le dites, le désir et la peur.
Amicalement,
Michèle Fabien
Les citations sont extraites de Heiner Müller,Hamlet-Machine, Paris, éd. de Minuit, 1979.
Retrouvez la première partie de cette correspondance.
Ce texte a été publié dans le numéro 3 d'Alternatives théâtrales en février 1980.
Le numéro 63 d'Alternatives théâtrales est consacré à Michèle Fabien.