Quand on connait la grammaire critique (et iconoclaste !) de Marc Wilmet, éminent linguiste, qui a donné sans conteste l’un des cours les plus intéressants du cursus en Langues et littératures romanes de l’ULB (Université Libre de Bruxelles), on ne peut rater La Convivialité, spectacle dont le visuel est un marteau, à l’image des règles orthographiques martelées depuis la tendre enfance (Viens mon chou, mon bijou, mon joujou, sur mes genoux, et jette des cailloux…).
La langue française est chasse gardée de l’Académie depuis son premier dictionnaire publié en 1694, dont le choix de privilégier l’ancienne orthographe est expliqué par le fait qu’elle « distingue les ignorants d’avec les gens de lettres et les simples femmes » ( !). L’Académie française est composée d’amateurs, certes éclairés mais qui développent à l’encontre de l’orthographe un rapport presque épidermique. Ce sont eux (et non des linguistes, c’est-à-dire des experts) qui décident de la norme, qui nous contraignent à écrire de façon rétrograde sous peine de nous sanctionner socialement – on connaît la valeur négative d’une faute dans un CV ou une lettre – et presque… moralement !
L’orthographe (et son corolaire, la dictée) est le fer de lance de l’enseignement obligatoire en France et dans les pays francophones. La dernière réforme date de 1990. Chaque tentative de « simplification » (qui est souvent le fruit de rectifications d’erreurs d’érudits de la Renaissance mal informés) s’est soldée par une levée de boucliers de la part des enseignants, des media et de la population. La peur du changement et les mauvais souvenirs liés aux efforts considérables fournis au moment de l’acquisition de cette pénible écriture en sont sans doute une partie de la raison. Or, la véritable fonction de la grammaire, écartée depuis plus de deux siècles, devrait être l’étude de la langue. Et l’écriture, un outil à notre service, et non l’inverse…
Cette « croisade » pour une orthographe moderne et conviviale (l’orthographe pour tous !) mérite qu’on s’y attarde pendant une soirée au moins, voire plus. C’est ce qu’Arnaud Hoedt et Jérome Piron proposent en ce moment au Théâtre National (Bruxelles).
Présenté au Festival XS (2016) en format court, le format « long » permet d’approfondir la question, et d’interroger plus largement les questions de notre soumission à (une) l’autorité et de notre résilience, terme galvaudé s’il en est, mais présenté ici de façon détournée.
Comment se fait-il que notre esprit critique soit à ce point aseptisé pour accepter des absurdités telles que l’accord du participe passé avec un objet qui le précède (comment se distingue un objet ? et pourquoi seulement s’il le précède ?) ou des pluriels en « x », alors que rien ne justifie ces règles, irréfragables postulats justifiés a posteriori par des démonstrations forcées frisant souvent l’absurdité.
Mais au-delà du propos, c’est la forme de ce spectacle qui interpelle. Arnaud et Jérome se présentent d’emblée comme des profs et non des comédiens, essayant de nous faire croire que ce nous verrons n’est en aucun cas du théâtre – artifice consubstantiel au théâtre lui-même, tout comme la contradiction, d’ailleurs, qu’ils développent avec brio – et, tels les socratiques, nous aideront à enfanter la vérité et à nous libérer (ou du moins nous desserrer) de l’étau de cette orthographe inutilement complexe qui bâillonne notre écriture (et notre esprit critique) et prive les exclus (ceux qui écrivent mal) de pouvoir s’exprimer.
Au terme de cette cérémonie « dionysiaque » conviviale, menée de main de maitre par les « acteurs » (ces corps répondant au chœur : le public), le soulagement lié à cette délivrance est palpable dans la salle.
La Convivialité remet en place certaines idées reçues et, tout comme le Raoul collectif qui jouait Rumeur et petits jours en même temps au même endroit, nous invite à « résister ».
http://www.laconvivialite.com/ La Convivialité, jusqu'au 15 octobre au Théâtre National. De et avec : Arnaud Hoedt, Jérôme Piron Création vidéo : Kévin Matagne Co-mise en scène : Arnaud Pirault, Clément Thirion Aide à la mise en scène : Dominique Bréda Assistante : Anaïs Moray Conseiller artistique : Antoine Defoort Régisseur générale: Michel Ransbotyn Régisseur lumière : Guillaume Rizzo et Jacques Perera Régisseur vidéo et son : Kevin Matagne Développement du projet et diffusion : Habemus Papam (Cora-Line Lefèvre et Julien Sigard) Création : Compagnie Chantal & Bernadette Production : Chantal & Bernadette Coproduction : Théâtre National/Bruxelles