Le théâtre de la Vie est le seul théâtre à Bruxelles où l’on ne se sent pas (trop) gênés d’arriver trempés de bruine automnale, de s’asseoir dans les gradins l’imperméable roulé en boule aux pieds, élastiques de vélo fluo aux chevilles et, pourquoi pas, bébé sous le coude, comme, ce soir-là, un couple à côté de moi.
Le plateau est petit mais la magnifique scénographie de Marie Szersnovicz y prend une place conséquente : nous sommes pour un soir dans une maison familiale, aux murs décrépis, un large trou à « jardin » laissant entrevoir un amas d’objets en tout genre issus d’années d’exploitation d’un intérieur domestique transmis de génération en génération.
Jessica Gazon, en robe rouge, observe d’emblée le va-et-vient de l’installation du public, quand tout se joue encore dans la salle. C’est elle le personnage principal, quasi muet, de cette pièce, Take Care, écrite (sur base d’improvisations avec les acteurs) et mise en scène par Noémie Carcaud. Autour du concept de la bien-veillance (ou comment « prendre soin » d’une personne en souffrance), six frères et sœurs se retrouvent dans la cuisine de la demeure commune.
La question centrale de la vente de celle-ci sera le prétexte pour explorer certaines problématiques qu’elle sous-tend : que signifie être une famille ? Quels sont les liens qui nous unissent ? Comment « reboucher » les failles de notre enfance (symbolisées par ce repaire béant) ?
Les chaises, dépareillées, sont à l’image de cette famille où chacun, avec son « bagage », tente de s’exprimer tout en déployant une approche d’attention prévenante à l’autre. Car prendre soin c’est aussi reconnaître sa dépendance vis-à-vis d’autrui. Et cela peut créer des frictions.
Tout se passe dans cette cuisine (à « cour ») et tout se « bloque » dans ce débarras, pourrait-on dire pour simplifier. Incarnée par Jessica Gazon, Mona, la sœur « problématique », en dépression, donnera du fil à retordre à ses proches, qui, l’un après l’autre et chacun à leur façon, accumuleront les maladresses comme autant de marques d’affection exaspérée.
Les premiers échanges avec la « malade » s’ancrent autour de l’alimentation : « – Je vais te faire un steak » ; ou comment soigner à coups de bon petits plats pour se doter d’une illusoire bonne conscience. Suit la problématique prosaïque – concomitamment liée – de l’évacuation de cette nourriture, soit des toilettes, ou, vu les conditions de « l’infirme », le « pot », adopté par souci de commodité. Enfin, vient la question de la solitude : on organise pour la combler un calendrier de visites, même si la patiente – très patiente pour le coup – n’en demande pas tant et semble désirer, plutôt, qu’on la laisse tranquille.
Mais voilà, elle prend tout « au premier degré » lui reprochera-t-on. Elle « n’a pas les mêmes codes ». Comment s’entendre, dès lors ?
Dans un étirement temporel sensible – l’alcool aidant (excellent Emmanuel Texeraud avec un verre dans le nez) – la deuxième partie décrispera peu à peu les problèmes et laissera place à la mort, inconsciemment aussi attendue que crainte. Le corps de Mona reste encombrant comme lorsqu’elle était en vie, et les questions resurgissent : qu’en faire ? La « nettoyer, nettoyer, nettoyer », la récurer avec une éponge (on dira même « passer l’éponge », lapsus révélateur), tenter désespérément de lui rendre sa pureté originelle, pour mieux renaître ?
Noémie Carcaud pointe avec justesse dans Take Care la centralité éthique du soin et du cœur dans l’existence en société, valeurs qui sont souvent mises à mal aujourd’hui face à la course effrénée au gain et à la croissance économique.
Interprétation : Cécile Chèvre, Yves Delattre, Sébastien Fayard, Jessica Gazon, Fabienne Laumonier, Cédric Le Goulven, Emmanuel Texeraud / Mise en scène et écriture : Noémie Carcaud / Assistanat à la mise en scène : Mélanie Rullier / Assistanat à la dramaturgie : Estelle Charles / Scénographie et costumes : Marie Szersnovicz / Assistanat scénographie : Camille Collin / Création lumières : Pier Gallen / Création sonore : Jean-Marc Amé / Production : Leïla Di Gregorio
Une création de la compagnie Le Corps Crie en coproduction avec le Théâtre de la Vie et le CCAM, Scène nationale de Vandoeuvre. Avec le soutien de la DRAC Lorraine, du Conseil régional de Lorraine, du Conseil Départemental de Meurthe et Moselle et de la Ville de Nancy.
Représentations du 11 au 22 octobre 2016 au Théâtre de la Vie.