« Entre art contestataire et art sclérosé, le théâtre est multiple » (Jean Bellorini)

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : le témoignage de Jean Bellorini, directeur du Théâtre Gérard Philippe (Centre Dramatique National de Saint-Denis).

Simon Winsé, Étienne Minoungou et Pierre Vaiana dans "Si nous voulons vivre", d'après Sony Labou Tansi, mise en scène Patrick Janvier. Photo Gregory Navarra.

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La Troupe éphémère, qui est composée de jeunes amateurs de 15 à 20 ans vivant à Saint-Denis et issus de cultures et origines diverses, propose la traversée d’une œuvre littéraire, poétique ou théâtrale, et la conception d’un spectacle de théâtre, dans la grande salle du TGP. C’est un temps fort de la programmation du théâtre, car son processus de fabrication, sa qualité et sa proximité avec le territoire en facilitent grandement l’appropriation.

Ses Majestés, projet chorégraphique au long cours dirigé par Thierry Thieû Niang, rassemble cinquante participants de tous âges, issus d’un même quartier, celui du Franc-Moisin à Saint-Denis. De la même façon que la Troupe éphémère, le projet allie un geste artistique assumé et une exigence forte à l’encontre des amateurs qui y participent. Le temps joue pour l’ensemble, deux ans et demi de présence régulière permettent d’établir des liens de confiance et de proximité avec les participants, leurs familles, les habitants du quartier, etc.

Finalement, ces quatre projets¹ artistiquement différents, et l’on pourrait en citer d’autres encore, sont vus par les observateurs comme des projets qui répondent d’abord à la question de la diversité. Pour TROIS, c’est vrai, pour les trois autres, non.

En revanche, on cherche à faire évoluer le regard des uns sur les autres. Le regard de tous sur la possibilité de partager une histoire, ou l’Histoire.

Ce n’est pas parce que l’on propose un spectacle avec des artistes issus de la diversité que l’on veut en parler à tout prix. Que l’on en fait le sujet. Il faut combattre cela fermement, à moins d’entretenir une lecture de la société dans une vision racisée.
Pour en venir à la question spécifique de l’emploi des acteurs issus de la diversité, quand je confie à Jean-Christophe Folly le rôle de Dimitri dans Karamazov, je ne pose aucun acte particulier, si ce n’est celui de distribuer un rôle à un acteur que j’estime infiniment.
Reste à admettre que cet acte est trop rare. L’accès de ces artistes aux scènes est effectivement réduit, comme leur accès à toute la sphère publique l’est. Nous sommes donc face à un problème de société bien plus large. Dont nous connaissons les origines historiques (liées à la colonisation et à l’immigration organisée par l’Etat français dans les années 1960).

Historiquement aussi, le théâtre demeure, malgré les efforts entrepris depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un « divertissement » pour la bourgeoisie. Culturellement, comme l’opéra, il est le marqueur d’une société dominante aisée.

Le théâtre implique la maîtrise du langage. C’est une arme poétique, mais c’est une arme tout de même. Pourquoi les disciplines artistiques telles que la danse et la musique semblent mieux représenter la diversité culturelle que le théâtre ? Serait-il plus dangereux de le mieux partager ? Hypothèse. Il est certain que l’accès au texte, qui nécessite des compétences multiples, entretient les distances sociales et le rapport de pouvoir entre dominants (ceux qui maîtrisent la langue, et en jouent, avec le théâtre notamment) et dominés (ceux qui la subissent). La danse et la musique sont des vecteurs beaucoup plus directs qui facilitent une appropriation plus spontanée.

Entre art contestataire et art sclérosé, le théâtre est donc multiple. Il offre théoriquement un champ d’expression pour tous les artistes.
Alors pourquoi y-a-t-il si peu d’artistes issus de la diversité sur les plateaux de théâtre ?

Parce que le théâtre est un art moins « direct » que la danse et la musique, plus complexe, nécessitant plus de références culturelles, une maîtrise de la langue plus forte, il me semble que l’une des causes profondes de non appropriation par les catégories sociales les plus modestes (dans lesquelles se superposent/se fondent les populations issues de l’immigration) est celle de son absence presque totale des lieux publics de transmission des savoirs ou des pratiques, c’est-à-dire l’école au sens large, les conservatoires et les médias.

La sortie au théâtre est une affaire privée. Sauf à avoir l’opportunité de croiser dans sa scolarité un professeur qui vous y emmène. La pratique du théâtre en amateur est l’affaire d’associations privées, laissée à l’initiative de chacun. Il n’est pas difficile de passer à côté.

Si l’on veut voir émerger de jeunes talents issus de toutes les composantes culturelles de notre société, il faut rendre le théâtre accessible à tous, dans un cadre structuré, et avec des artistes à la manœuvre. Les parcours d’éducation artistique et culturelle sont un bon appui, mais pour changer le système en profondeur, il faut plus. Du théâtre à l’école, de la pratique, la découverte des grandes œuvres, de l’histoire, des sorties. Et donc, des moyens.
Si l’éducation artistique et culturelle n’est pas renforcée, légitimée, rendue obligatoire à l’école, comment le recrutement à l’échelle des écoles nationales de théâtre pourrait-il se faire sur une vaste échelle ?

On ne va jamais au théâtre la première fois seul. Quelqu’un (un parent, un professeur, un ami) vous y emmène.

Il y a donc trois niveaux à renforcer et organiser pour que les maillons forment une chaîne solide :

  • éducation artistique et culturelle obligatoire à l’école
  • mise en place de cours « préparatoires » aux écoles nationales de théâtre dans les quartiers les plus défavorisés en lien avec les lycées, les conservatoires et les équipements culturels de proximité.
  • politique proactive de recrutement des écoles nationales de théâtre.

De cette manière, des acteurs issus de la diversité culturelle seront formés. Parmi d’autres. Et ils inventeront ensemble leurs premiers pas.

Ils créeront des collectifs, des compagnies, des troupes.

Aux théâtres ensuite de prendre le relais.
Comment ? En étant attentifs à accompagner l’émergence des jeunes artistes. En favorisant les artistes les plus singuliers, les plus étonnants, les plus talentueux, sans considérer leurs origines.

Jean Bellorini, 11 juillet 2017

L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre sur notre site.
  1. 1. Les deux premiers projets exposés figurent dans la version intégrale du texte (cf. notre site).
  2. SAMEDI 7 OCTOBRE 2017 20H - TGP
    
    SI NOUS VOULONS VIVRE | textes de Sony Labou Tansi
    conception et mise en scène Patrick Janvier, Étienne Minoungou
    durée : 1h20 - salle Roger Blin
    Entrée libre sur réservation : 01 48 13 70 00

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