« Des espaces partagés » (entretien avec Jan Goossens )

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : entretien avec Jan Goossens, directeur artistique du Festival de Marseille (après l’avoir été de 2001 à 2016 au KVS – Théâtre Royal Flamand de Bruxelles).

Jan Goossens. Photo Danny Willems

Christian Jade : Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

Jan Goossens : Oui. L’offre culturelle officielle dans nos grandes villes ne reflète pas la réalité métissée de ces territoires. Toutes sortes de prétextes sont bons pour éviter de parler du problème et de trouver des solutions : les acteurs de la diversité n’auraient pas la formation, donc pas la qualité qu’il faut ; il y aurait un obstacle linguistique ; il y aurait des divergences esthétiques qui rendent impossible des collaborations artistiques, etc. En même temps, on ne peut pas attendre du monde culturel de résoudre à lui tout seul un problème qui se pose aussi dans le monde de l’enseignement, ou des médias. Notre société est divisée et fragmentée, et malheureusement il n’y a pas d’exception culturelle.

C. J. : Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?

J.G. :  Je ne suis pas contre des interventions claires des pouvoirs publics sur le terrain de la diversité. Le décret sur la diversité de Bert Anciaux était une initiative pertinente. Ceci dit, l’opposition dans le secteur culturel était considérable. Mais on ne peut pas revendiquer son autonomie et ne pas gérer des problèmes fondamentaux de représentation et de diversité. On n’a qu’à se dire et se rendre compte que créer des ponts et des échanges est essentiel pour gérer cette fracture coloniale, c’est notre responsabilité en tant que « cultureux » et citoyens.

C. J. : Il semble que le théâtre soit à la traîne d’une tendance à la diversification des artistes sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résistance ou réticence ?

J. G. : Le théâtre est lent et conservateur. Et il y a l’obstacle de la langue et du répertoire lié à une communauté linguistique ; répertoire qu’il faut absolument défendre. Pour résoudre le problème du théâtre il faut sortir du théâtre et du monolinguisme. La multidisciplinarité et le multilinguisme permettront de faire avancer le théâtre, aussi en termes de représentation. Luk Perceval et Guy Cassiers ont à apprendre de Platel et Vandekeybus sur ce terrain-ci, pas vice versa.

C. J. : Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société ?

J.G. : Il faut des créateurs (metteurs en scène, chorégraphes) et des directeurs et programmateurs issus de l’immigration. Et des membres des CA dans nos institutions. Serge-Aimé Coulibaly, Chokri Ben Chikha, Faustin Linyekula : à eux le pouvoir. Les jeunes issus de l’immigration sont culturellement actifs mais ils ne s’intéressent pas forcement au théâtre. À nous de rendre le théâtre attractif et d’inclure leurs références culturelles dans nos formes contemporaines. Ça se fera avec eux, pas pour eux.

C. J. : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ?

J. G. : Oui, et son attachement à la langue et au répertoire renforcent cela. Ceci dit, le théâtre, et sa capacité de donner de la place à d’autres paroles et d’autres discours, est aussi un parfait biais pour montrer et déconstruire cet inconscient – par exemple dans La vie et les œuvres de Leopold II d’Hugo Claus.

C. J. : Comment éviter les effets de réception malencontreux tels que ceux produits par un spectacle tels qu’Exhibit B de Brett Bailey? Réception très différente en Belgique et France…

J. G. : Il y a un communautarisme fort et parfois violent dans les communautés issues de la diversité. Ce communautarisme est le plus présent dans quelques grandes villes mondialisées, comme Londres, où le projet de Brett Bailey a rencontré des problèmes, la première fois. Si Bruxelles était venu après et non pas avant Londres, on aurait eu des problèmes aussi, parce que ce sont des circuits très connectés. Difficile de gérer des tensions comme ça dans un monde qui se polarise de plus en plus. Il faut surtout insister sur des espaces partagés, où l’échange entre humains reste au cœur des projets. On n’est pas des « agents » d’une telle ou telle tendance politique, ou communauté culturelle, on est des individus autonomes et responsables, et créatifs qui peuvent changer nos réalités.

C. J. : Qu’en est-il de la diversité culturelle dans le recrutement, non plus seulement des artistes dont les institutions théâtrales sont supposées faire la promotion, mais des équipes administratives, techniques et artistiques des théâtres ou des lieux de spectacle ?

J. G. : Il faut de la discrimination positive, sinon ça ne se fera pas.

C. J. : Pourquoi les salles de spectacles sont-elles si homogènes sur le plan ethnique ? Comment diversifier aussi les spectateurs ?

J. G. : Les spectateurs s’identifient d’abord avec les artistes sur scène, pas avec le nom d’un théâtre, son directeur, ou son répertoire. Pas de diversité sur nos scènes = pas de diversité dans nos salles.

C. J. : Comment les Flamands conçoivent-ils leurs relations avec les institutions et artistes de l’autre communauté (d’origine immigrée mais pas seulement) ?

J. G. : Ça dépend, parce que « les Flamands » n’existent pas. À Bruxelles, je crois qu’il y a une certaine ouverture et curiosité. Ailleurs, je la vois moins. En général, les succès culturels des dernières décennies ont créé une grande confiance en soi chez les Flamands, qui est une force mais qui peut aussi mener à une certaine fermeture, voire arrogance. C’est toujours le début de la fin.

C. J. : Y a-t-il une manière flamande et francophone différente d’aborder l’intégration des artistes et projets de Belges d’origine africaine, maghrébine ou turque ?

J. G. : En Flandres on a une approche plus « communautaire » (ce qui n’est pas un mot problématique chez nous) ; du côté francophone, on est plus « universaliste ». Il y a des forces et faiblesses dans les deux approches : en Flandre, le risque peut être qu’on vit l’un à côté de l’autre et que les choses se touchent et échangent peu ; du côté francophone, le risque est que tout le monde doit s’intégrer et devenir francophone, parce que francophone = universel. Je défends un tout petit socle commun qui nous permet de vivre ensemble et partager certaines choses, et après une très très grande diversité et liberté.

Le numéro triple 121-122-123 d'Alternatives théâtrales, Créer à Kinshasa (juillet 2014) a été co-édité avec le KVS.  

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