La musique de Salvatore Sciarrino est souvent minimale, réflexive, questionnant ses propres sources et ses limites, à commencer par le silence. Dans « Ti vedo, ti sento, mi perdo », des artistes attendent le compositeur baroque Alessandro Stradella (1639-1682), et chantent des fragments de ses airs, qui sont comme sa place vide, au milieu du palais romain où l’on vient de dresser une scène sur tréteaux.
Tout l’opéra est donc une « italienne », la répétition par essence provisoire qui doit permettre aux musiciens et aux chanteurs de s’accorder pour la première fois, mais qui témoigne ici d’une incomplétude essentielle au théâtre. Dans cette nouvelle création de Sciarrino, l’interrogation sur le drame musical se fait plus explicite que jamais, et elle s’exprime à travers une véritable méditation sur le théâtre, qui est à la fois l’« autre » de la musique et son complément nécessaire dans l’opéra. Sciarrino ne construit donc pas seulement une relation singulière entre la musique et le jeu théâtral, il veut nous faire entendre la musique (et pas seulement le chant) littéralement comme du théâtre. À beaucoup d’égards, son dernier opéra est donc un « art poétique », où le compositeur excède son domaine le plus strict pour élaborer une véritable dramaturgie. Mais c’est une dramaturgie de l’ébauche, de l’épure.
Une épure préparatoire, car Stradella ne viendra pas, et la répétition dure littéralement une éternité. Heureusement, la cantatrice se souvient de certains morceaux qu’elle chante de mémoire et par fragments. Les autres personnages, le « lettré » et le chœur, parlent aussi de façon lacunaire, parfois répétitive, un bégaiement d’où sort parfois une vérité, le paradoxe du comédien chanteur : « Devenir étranger » quand « la mélodie semble parler ».
Il y a donc une recherche de vérité derrière l’ironie du théâtre dans le théâtre. Salvatore Sciarrino se réapproprie le procédé de Richard Strauss et Hugo von Hofmannstahl, qui mettaient en scène une représentation privée d’Ariane à Naxos, pour mieux pasticher (et sublimer) les codes du « grand » opéra. De la même manière, Sciarrino se sert des airs mythologiques de Stradella pour construire une réflexion en acte sur son art, par exemple en méditant sur l’instant comme point d’origine de la parole et du chant. Son propos est donc souvent théorique, voire métaphysique, avec une insistance qui peut étonner, vu la clarté de cette musique évasive, qui laisse à l’auditeur la liberté de reconnaître et de reconstituer les esquisses de mélodies.
Cette forme ouverte laisse aussi une grande liberté au metteur en scène qui voudrait tirer parti de la diversité des gestes musicaux dans leur agencement discontinu. Cet opéra dramaturgique est par là même un beau défi pour la mise en scène. Mais l’origine baroque de certaines mélodies doit-elle amener à privilégier une esthétique néo-baroque comme dans la mise en scène de Jürgen Flimm ? Celui-ci a choisi d’étendre l’opéra dans l’opéra à l’ensemble du plateau, limitant du même coup les virtualités de cette œuvre contemporaine, qui travaille précisément la mise en abyme et la transparence des motifs les uns dans les autres, et non l’univocité d’une inspiration stylistique. La mise en scène en costumes de Jürgen Flimm risque donc de suggérer qu’on n’« attend » plus Stradella, mais qu’on a plutôt recours à son autorité historique pour justifier les choix esthétiques du présent, alors que la finesse de l’œuvre de Sciarrino semblait précisément ne pas trancher, et revendiquer pour l’opéra une ambiguïté similaire à celle des Six personnages en quête d’auteur de Pirandello : imaginer l’attente, provoquer l’écoute, créer un nouvel opéra en répétant celui qui n’existe pas.
Au Staatsoper de Berlin, les 11, 13 et 15 Juillet 2018 Direction d'orchestre : Maxime Pascal, Mise en scène :Jürgen Flimm, Décors : George Tsypin, Costumes : Ursula Kudrna, Dramaturgie : Benjamin Wäntig,La Cantatrice : Laura Aikin, Le Musicien : Charles Workman, Le Lettré : Otto Katzameier, Pasquozza : Sónia Grané, Chiappina : Lena Haselmann, Solfetto : Thomas Lichtenecker, Finocchio : Christian Oldenburg, Minchiello : Emanuele Cordaro, Un jeune chanteur : David Oštrek, Chœur : Sarah Aristidou , Olivia Stahn, Magnús Hallur Jónsson, Matthew Peña, Ulf Dirk Mädler, Milcho Borovinov. Orchestre du Staatsoper de Berlin. Co-production : Teatro alla Scala de Milan et Staatsoper de Berlin.
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