Si l’on convient que l’œuvre de Daniil Harms représente une pointe extrême des écritures poétiques et dramatiques, sorte de Terre de Feu qu’abordent seuls les rêveurs et les intransigeants, artistes de la scène qui ne concèdent rien aux modes des temps, on ne s’étonne guère de voir Claude Merlin s’emparer d’Élisabeth Bam[1], après Alexis Forestier qui avait monté la pièce en 2007[2].
Metteur en scène des écrivains les plus singuliers, de Maurice Fourré à Gherasim Luca en passant par Karl Ristikivi, et arpenteur depuis vingt ans des territoires de Valère Novarina, Claude Merlin conçoit le théâtre comme « lieu où adviennent des apparitions fugitives, au bord de l’évanescent », est attiré par l’irreprésentable, pratique une scène capable d’iriser le réel de l’étrange et du merveilleux dont le quotidien l’arase. C’est d’une intuition sûre qu’il s’empare de l’univers du poète russe, mort interné en 1942 pour avoir brandi l’indépendance du langage et fait briller l’éclat inconnu du monde face aux discours productivistes-propagandistes de la période post-révolutionnaire. Le metteur en scène propose pour ce spectacle une nouvelle traduction de la pièce-manifeste de Harms, donnée à entendre dans son intégralité, et dans l’intégrité du geste artistique étonnant qu’elle opère.
Présentée par les Obérioutes[3] en 1928 lors d’un happening titré « Trois heures de gauche » où se mêlaient lectures de poèmes, projection de film et théâtre, Élisabeth Bam est en effet une œuvre exemplaire du « Radix », forme scénique nouvelle fondée par Harms qui lance une dramaturgie hors norme dont les éléments mèneraient « leur propre existence, en désobéissant à l’écoute du métronome théâtral[4] ». Plus d’un siècle après avoir été mise au jour, cette « racine » dramatique n’a rien perdu de sa radicalité ni de son inconvenance. Proche des scénarios d’Artaud, empruntant par sa dynamique à l’esthétique futuriste, elle met en branle une mécanique poétique faite de disproportions, de libre circulation des objets et des idées, de liberté offensive vis-à-vis des principes de logique et de vraisemblance comme des règles syntaxiques. La pièce en appelle aux scènes de notre inconscient, à nos yeux de derrière, ouvre des fenêtres fugitives sur des peurs et des aspirations profondes. Faisant éclore des embryons narratifs qu’elle sème aussitôt, dressant des figures énigmatiques, denses ou éphémères, qui s’évanouissent et changent d’identité sans crier gare, Radix est une dramaturgie du mouvement, de l’instabilité perpétuelle, de l’inachèvement recherché, qui porte les problématiques les plus actuelles : écrite sur le désenchantement de l’après-révolution, la pièce s’ouvre par une séquence de traque policière, deux hommes poursuivant une femme accusée d’un crime dont ils ne parviendront jamais à formuler la teneur. Il y est beaucoup question d’espaces intimes menacés sinon dévastés, de rêves pulvérisés, de stratégies poétiques pour combattre les enfermements, de sursauts nécessaires à la survie de l’homme quand toute pensée propre, toute création de son existence lui sont interdites. Le motif poignant de la maisonnette vidée de ses habitants, veillée par les souris et les cafards, où luit à peine ce qu’il reste de l’âme en attendant des temps meilleurs, scande la pièce.
Pareille dramaturgie anéantit toute possibilité de traitement réaliste, toute paresse d’acteur, et commence par demander l’abandon de tout repère spatio-temporel, en écho à la violence exercée sur le « lieu du soi » éventré dans la première scène. Maison et vie volent en éclats – ces dix-neufs fragments du texte qui en constituent les radicelles… Metteur en scène et comédiens sont alors promus jongleurs d’éclats, acrobates des diagonales, trapézistes de l’espace déséquilibré. Claude Merlin a l’art d’orchestrer les corps dans l’espace pour que chaque mot fasse entendre son échappée imaginaire, de disposer les objets pour que chacun opère sa trouée, suscite son monde et ses actions. Le dénuement du plateau sert le jeu précis des acteurs. Ils donnent chair à ces vignettes virtuoses, tenant de bout en bout la ligne de crête qu’exige ce théâtre qui défie l’ordinaire tout en rejetant le spectaculaire, qui revendique un plateau pauvre mais demande une incessante invention. En maintenant l’épure symbolique du trait et l’insolite de chaque situation, Jacques Allwright, Marc Buard, Guy Cambreleng, Basile Bernard De Bodt, Bielka Nemirovski et Camille Thomas permettent à chaque instant que le plus concret bascule dans l’onirique, que le prosaïque appelle le poétique. Leur jeu est frontal-éclaté, fidèle à l’esprit de l’Oberiou, « art du réel » auquel le spectateur est convié : partager ces moments de temps re-présent-é (comme dans cette enfantine partie de chat qui s’étend à la salle), faire siennes la fugacité et la plénitude de ces espaces entrouverts, sitôt refermés, sitôt métamorphosés.
Rappelant le théâtre yiddish, Élisabeth Bam joue des ruptures entre parlé et chanté, danses et stations, dialogues et choralité. Le spectacle, parce qu’il se joue au présent d’inachèvement, est d’une certaine manière entièrement dansé, et ponctué de ces effractions musicales, emporté par les chants slaves de Bielka qui traversent le temps, l’espace et les cœurs. Il est loin, le logis/pays/rêve qui abritait les révolutions et les aspirations ardentes. Mais dans la maisonnette-âme, sur le poêle, le cafard est toujours là qui veille, comme le public est appelé à veiller sur les acteurs qui veillent sur le poêle du théâtre :
« ÉLISABETH BAM : Dans la petite maison là-haut sur la colline une lumière déjà veille. Les souris tordent et retordent leurs moustaches. Et sur le poêle, dans sa chemise à col garance, Cafard Cafardovitch est assis, une hache à la main. »
[1] Texte de Daniil Harms, mise en scène de Claude Merlin, création en janvier 2015 au Théâtre Berthelot (Montreuil), puis à La Parole Errante (Montreuil-sous-Bois) que dirigeait encore Armand Gatti. Reprise en avril 2019 au Théâtre de l’Épée de Bois (Cartoucherie de Vincennes).
[2] Elisavieta Bam, mise en scène d’Alexis Forestier, création le 10 mars 2007 au Théâtre de la Bastille (Paris). Citons aussi la récente et belle mise en scène d’un montage de textes de Harms par Lilo Baur et Jean-Yves Ruf, En se couchant, il a raté son lit, création le 11 mars 2019 au Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis).
[3] Le groupe Oberiou (« pour un art réel »), fondé en 1927, regroupe écrivains, metteurs en scène, cinéastes et peintres : « Nous forgeons un langage poétique neuf, mais aussi une façon nouvelle de sentir la vie et ses objets. […] L’objet concret, affranchi de la pelure du littéraire et du quotidien, devient un trésor d’art. » La section « Théâtre » du Manifeste contient ces lignes : « L’intrigue dramaturgique de la pièce ne se présente pas au spectateur comme une figure d’intrigue claire – c’est comme si elle se réchauffait derrière le dos de l’action. » (Manifeste Oberiou, 1928 : http://xapmc.gorodok.net/documents/1423/default.htm
[4] Manifeste Oberiou.