Du théâtre dans une Grèce en crise

Nancy Delhalle invite Athéna Stourna.

Peut-être nous habituons-nous à vivre « dans la crise », peut-être en entendons-nous parler jour après jour, peut-être nous désolons-nous de ses effets, peut-être nous en consolons-nous, peut-être la crise s’est-elle installée au cœur de notre quotidien, peut-être est-elle devenue « normale », peut-être attendons-nous qu’elle passe, peut-être cherchons-nous des thérapies…  Mal ? Accident ? Ou alors, un mode de gestion : « la gestion par la crise comme levier de changement » ? Un témoignage de Grèce, par Athéna Stourna, vient nourrir la question.

Athéna-Hélène Stourna est scénographe et chercheuse. Docteure d’Études théâtrales (Paris III, Sorbonne-Nouvelle), elle enseigne à l’Université ouverte de Chypre et à l’École des arts appliqués d’Athènes. Elle est directrice artistique de la Compagnie Okypus.

L’année 2010 marque le début de la crise économique pour la Grèce. Cette crise est aussi politique, marquant une rupture dans le système de valeurs et mettant à mal la démocratie elle-même. Toutes les certitudes que le pays a forgées après la chute de la dictature des colonels et le retour à la démocratie (1974) s’effondrent. Ceci amène un besoin d’autocritique, un effort de comprendre d’un point de vue historique, politique, culturel et éthique. Nous éprouvons le besoin de redéfinir notre identité nationale et de développer une conscience collective.

Faire du théâtre est devenu de plus en plus difficile, voire impossible. À cause de la suspension de nombreuses subventions par l’État ainsi que des nouvelles exigences en matière d’impôts, beaucoup de compagnies ont dû cesser leur activité. Pire encore, nous avons assisté à la fermeture de théâtres dirigés de longue date par des metteurs en scène de renom tels Antonis Antypas, Giorgos Michailidis et Spiros Evangelatos, entre autres.

Les théâtres municipaux, fondés pour la plupart dans les années 1980, sont aujourd’hui à l’état moribond. Quant à notre patrimoine culturel, il faut aussi compter la fermeture du Musée du théâtre, de la Bibliothèque et des Archives nationales des Arts du spectacle, ce qui rend l’étude du phénomène théâtral problématique pour les chercheurs. Professionnellement, seuls 5% des acteurs touchent un salaire et cela devient pire encore pour les autres professionnels, les scénographes, par exemple.

Malgré le changement de gouvernement et un exécutif dit de gauche duquel on pourrait attendre une plus grande sensibilité envers les arts, il n’y a toujours pas de plan alternatif pour soutenir le théâtre non institutionnel. Les seuls théâtres à recevoir des subventions sont le Théâtre national et le Théâtre d’État de Grèce du nord. Or, en raison du climat politique instable, les directeurs de ces théâtres sont remplacés l’un après l’autre. Dès lors, il n’y a pas de programmation stable ni de ligne esthétique précise dans les deux scènes nationales.

Au beau milieu de la crise, le Centre culturel Onassis a ouvert ses portes. Il devient l’endroit où beaucoup de compagnies trouvent refuge et constitue donc l’institution qui, pour la plupart des gens, garde le monopole de la culture. S’opère ainsi une sorte de contrôle sur la production théâtrale car il s’agit d’une institution privée, assez élitiste, liée à la classe dirigeante. En d’autres termes, une totale liberté d’expression, une façon plus radicale de montrer des choses, deviennent difficiles.

Pourtant, les artistes grecs montrent un besoin féroce de continuer à créer de nouveaux spectacles et de rester actifs dans le domaine théâtral. C’est le cas de notre compagnie, « Okypus » (qui signifie en grec antique « l’homme aux pieds rapides ») – une compagnie multiculturelle composée d’artistes provenant de Grèce et de différents pays d’Amérique Latine (Argentine, Chili et Colombie, entre autres). Après la création de quatre spectacles entre 2007 et 2012, nous avons dû arrêter notre activité, avec bien sûr un profond désir de reprendre un jour, quand le climat sera plus favorable pour les arts en Grèce.

Il est évidemment douloureux pour un artiste de ne pas pouvoir s’exprimer. Il s’agit d’un état d’inertie, d’un état moribond, où, de plus, on se sent muselé. Et surtout, parce que les conditions de vie s’aggravent, on se dit qu’en tant qu’artistes, on aurait dû se défendre, prendre position et agir avec notre art…

Cette force créatrice sous-alimentée, le besoin de retrouver un public et de partager nos aventures théâtrales ont trouvé un exutoire sous les tentes de réfugiés où nous¹ sommes intervenus à deux reprises prioritairement en direction des enfants. D’abord, sur la Place Syntagma, la place centrale d’Athènes, en novembre 2014, devant un groupe de réfugiés syriens qui a campé là pour demander l’asile politique. Puis, en décembre 2015, au Centre d’accueil temporaire d’Eléonas, une structure qui accueille les réfugiés et émigrés de passage, située dans un quartier industriel d’Athènes.

Le but principal est de faire vivre la « magie » du spectacle vivant. Puisque l’on ne peut pas prévoir une traduction simultanée, la forme de communication par la parole et la compréhension de la langue ne sont pas importantes, tant qu’il y a cette énergie spéciale, émanant de la communication des regards entre acteurs et spectateurs, de la musique, des images et de la danse,

Ce qui détermine ce type d’interventions est surtout le caractère éphémère et urgent : on ne peut rien planifier à l’avance. On peut jouer sous la pluie ou dans le froid. L’esthétique est forcément celle d’un théâtre « pauvre », un sac en papier pouvant devenir un chapeau… Le plus important, c’est ce « grand merci » qui vient des deux côtés, sans paroles, avec peut-être un geste, mais surtout avec les yeux, puisqu’on ne parle pas la même langue… 

Athéna-Hélène STOURNA

  1. 1. Les personnes qui ont participé à ces interventions sont : les actrices Mariana Kútulas Vrsalović et Iliana Pazarzi, le musicien Herman Mayr, le poète et auteur dramatique Stamatis Polenakis, la scénographe et artiste vidéo Emmanuela Voyatzaki Krukowski, le designer Juan Pablo Moriatis, le philologue comparatiste Mohamed Abbas et la scénographe Athéna Stourna.
     couv AT126Le numéro 126-127 d'Alternatives théâtrales (octobre 2015) contient un texte d'Anastassia Politi : Théâtres en Grèce aujourd'hui: entre le sens citoyen et le sens du sacré, la résistance s'organise, disponible gratuitement en pdf. 

Auteur/autrice : Nancy Delhalle

Chercheuse, enseignante, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales.

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