Dans son combat pour la vérité, le docteur Stockmann a quelque chose d’héroïque, d’émouvant. Cet homme d’idéal et d’absolu mérite notre respect. Ses intentions sont vertueuses. Mais il arrive qu’une intention vertueuse mal gérée, mal guidée se dévoie et conduise à l’erreur, à l’errance. L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions – un rappel qui interdit une fraternité sans faille avec Stockmann.
Pour prendre le docteur pour un vertueux bafoué, piétiné, rejeté et se solidariser avec lui, il faut faire l’impasse sur quelques passages embarrassants du texte, ne pas vouloir entendre ce que disent les mots, préférer l’envie qu’on a que ces mots disent ce qu’on souhaite qu’ils disent, bref il faut faire la sourde oreille et largement recourir à la mauvaise foi.
Un homme met en cause la qualité des eaux d’une cité thermale. Après analyses, il en souligne la dangerosité pour les clients des bains : il a raison. Puis, voyant son alerte niée, il passe d’une analyse technique justifiée à une mise en cause globale de la société.
« STOCKMANN. -. Car il n’y a pas que les conduites d’eau et l’égout, voyez-vous. C’est toute la société qu’il faut purifier, désinfecter. - HOVSTAD. Voilà le mot de la situation ! -STOCKMANN. Il faut balayer tous ces combinards, voyez-vous. Les balayer dans tous les domaines ! »
Entendons les mots : « purifier », « désinfecter » « balayer ». Ne peut-on pas y reconnaître un air familier, celui du «tous pourris, il faut faire le ménage»? N’y a-t-il pas là un parfum de poujadisme, de populisme ?
Mais continuons le relevé des phrases inquiétantes. « Qui est-ce qui constitue la majorité des habitants d’un pays ? Les gens intelligents ou les imbéciles ? Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que sur cette terre, les imbéciles forment une écrasante majorité. Alors, nom de dieu, peut-on accepter que les imbéciles gouvernent les intelligents ! Non ! non ! » Voilà une prise de position fortement anti démocratique, semble-t-il. Le docteur affirme l’urgence d’un gouvernement des savants, vieille idée platonicienne pour laquelle le gouvernement des meilleurs garantirait le règne de la vertu, et qui trouve un regain de vitalité dans le scientisme du XIXe siècle. Mais que je sache, le principe démocratique ne fait pas de hiérarchie entre les siens. La démocratie n’aligne pas le droit de vote sur le degré d’intelligence des votants. Alors, soit on affirme un principe démocratique et dans ce cas une personne égale une personne ; soit on adopte le principe hiérarchique et on renonce à l’exercice démocratique. L’opinion de Stockmann est, on le voit, passablement problématique si on estime que la démocratie est une valeur à défendre.
Mais ce n’est pas tout. Voici le plus terrifiant « Qu’importe la destruction d’une communauté qui ne vit que de mensonge ? Il faut la détruire, vous dis-je ! Tous ceux qui se nourrissent de mensonge doivent être exterminés, comme des bêtes malfaisantes ! Vous finirez par gangrener tout le pays ! Tout le pays, à cause de vous, méritera bientôt d’être réduit à néant. Et si les choses en viennent là, alors vous m’entendrez dire au plus profond de mon cœur : que périsse le pays ! Que périsse tout ce peuple ! » Voilà une radicalité pour le moins discutable, non ? Aujourd’hui, le mot « extermination » a des significations concrètes qu’on ne peut pas ignorer.
Ainsi d’une position scientifiquement et humainement justifiée, Stockmann se jette dans une démesure de la vérité, il devient l’imprécateur de la chose publique, le Savonarole de la religion du vrai. La pièce montre que la recherche de la vérité n’est pas une activité froide, détachée, elle est passionnelle, elle cache une passion. Et la passion de la vérité est hélas une passion comme les autres : elle attaque la lucidité. Elle conduit à l’aveuglement, à l’égarement. À la fin, on voit un homme esseulé qui se croit fort, on voit l’aveuglement de l’aveuglé. Nous pouvons avoir une sympathie apitoyée pour lui. Mais il est difficile d’imaginer qu’on puisse jamais avoir raison tout seul. Que deviendrait Stockmann si la fiction continuait ? Possiblement un fou qui a perdu tout contact avec la réalité. Ou un terroriste qui veut avoir raison contre tous. Mais peut-être est-ce la même chose ?
En définitive, les modèles qui sous-tendent les comportements et les opinions du docteur sont moins politiques que religieux. Stockmann d’une part voudrait se comporter en dieu vengeur de l’ancien testament prompt à exterminer ses opposants quand leur comportement ne lui plaît pas (voir Samuel, chapitre 15); d’autre part son «seul contre tous» le place en position de Christ menant sa mission jusque la croix et se sacrifiant pour le salut des autres. Sur un autre registre, dans l’engagement de Stockmann pour la vérité, on peut aussi trouver des échos d’un romantisme exténué, ce romantisme qui, à sa belle époque, a souvent mis en scène le poète sacrifié par le monde qui l’entoure.
Sébastien Bournac a choisi de faire jouer le docteur par une femme (Alexandra Castellon). Il ne s’agit pas de féminiser le rôle. Sébastien Bournac n’a pas transformé «monsieur Stockmann» en «madame Stockmann». Il s’agit bien d’un choix théâtral qui consiste à refuser la répartition des rôles selon le sexe dans la pratique habituelle du théâtre. En effet, on peut soutenir avec Heiner Müller que « …le théâtre a subi une énorme perte dès l’instant où les rôles ont été distribué selon le sexe». Mais, plus spéciquement, le choix de distribution opéré dans le spectacle vise à briser toute indentification psychologique au personnage. Il contribue à rendre plus visible, plus lisible le cheminement de Stockmann qui va d’une rationalité libératrice à une rationalité totalitaire. Il installe d’emblée une distance, une faille dans l’identification. Le jeu de l’actrice jouant Stockmann fait voir à la fois un combat pour la vérité et un narcissisme exacerbé du combattant qui torpille son propre combat. Des flux d’énergies contradictoires sont à l’oeuvre qui à la fois posent le bien fondé du discours de vérité et le cul de sac où ses débordements le conduisent. Une étrangeté s’introduit dans l’histoire racontée et interdit de la consommer comme une intrigue de série télévisuelle ou de la rabattre sur tel ou tel scandale d’actualité. On aura compris que cette proposition théâtrale est aux antipodes d’une question de société actualisée qui, à peu de frais, voudrait tirer un bénéfice de sa proximité avec tel ou tel fait divers du jour.
À ces options, le jeu de Alexandra Castellon ajoute encore une autre dimension. L’actrice nous livre un personnage saisi moins dans sa réalité sociale (un médecin qui exerce dans une petite ville) que dans son imaginaire, dans la façon qu’il a de se regarder en héros, en sauveur. (Par exemple quand il refuse par avance les honneurs et les marques de gratitudes qu’il croit qu’on va lui rendre). Chez Stockmann, elle fait apparaître le côté narcissique, capricieux, fantasque, illuminé, enfantin, tout mû par un idéalisme dangereux, tout ému de la jouissance qu’il tire de ses actions, elle donne à voir son besoin de reconnaissance, l’appétit de visibilité qui le travaille.
Cet appétit de visibilité est particulièrement perceptible, dans le spectacle, à certaines façons qu’a le personnage d’occuper l’espace scénique, dans une liberté de mouvements non référentiels qui ne cherchent pas à redoubler le réel, mais induisent l’idée d’un enfant qui se fait remarquer. La «fantaisie» du corps-Stockmann-Castellon-Bournac peut se lire comme un défi à l’ordre objectif du monde, à un refus de la conformité telle que l’incarne le frère préfet. Elle traduit théâtralement, par les moyens du théâtre, la donnée du texte selon laquelle, en gros, Stockmann ne fait rien comme tout le monde. L’indication du texte est ici prise au pied de la lettre. Elle fait corporellement sens. D’ailleurs, la mise en scène dans sa totalité s’exempte d’un réalisme de référence pour aller vers la présentation d’un univers mental, traduit par des personnages qui sont tous en manteaux noirs, sauf Stockmann qui est en blouse blanche de médecin. Ou encore par un geste global de mise en scène et de scénographie qui ne mime pas le réel, qui ne renvoie qu’au fait de donner à entendre cette histoire sur un plateau de théâtre. Ainsi la fable sociale d’un lanceur d’alerte qui échoue, à quoi on pourrait ramener la pièce, cède-t-elle le pas à l’exposition d’une ambiguïté dangereuse. Face au mensonge social qu’incarnent les personnages publics de la pièce, c’est le soubassement pulsionnel du désir de vérité qui est ici questionné. Le spectacle fait voir comment dans un corps donné la quête légitime de la vérité peut aisément, par voie pulsionnelle, se transformer en tyrannie de la vérité, avec les effets de destructeurs que cela comporte.
Un Ennemi du peuple D'après Henrik Ibsen/ Jean-Marie Piemme/ Sébastien Bournac/ Compagnie Tabula Rasa du 8 au 16 mars (relâche dimanche et lundi) à 20h au Théâtre Sorano (Toulouse) Texte Henrik Ibsen Adaptation Jean-Marie Piemme Mise en scène, scénographie Sébastien Bournac Avec Élodie Buisson, Alexandra Castellon, Anne Duverneuil, Régis Goudot, Jean-François Lapalus, Régis Lux, Ismaël Ruggiero Lumière, régie générale Philippe Ferreira Décor, régie plateau Gilles Montaudié Création sonore Sébastien Gisbert Mise en espace sonore Loïc Célestin Costumes Brigitte Tribouilloy assistée de Sabine Taran Regard dramaturgique Marie Reverdy Bientôt au Théâtre des Martyrs, Bruxelles Printemps noir de Jean-Marie Piemme, mis en scène par Philippe Sireuil.