Piotr Gruszczynski : Lors de la première de KROUM, tu as donné une interview au cours de laquelle tu as dit : « Je ne sais pas si avec KROUM, je ne me détourne pas de ces feux sacrés dont je brûlais durant ces cinq, six dernières années.» C’est une phrase très forte. Signifie-t-elle la fin de la révolte dans ton théâtre ?
Krzysztof Warlikowski : Le théâtre appartient aux jeunes metteurs en scène, à ceux qui l’abordent pleins d’impétuosité et dont l’énergie emmagasinée s’exprime dans les premières réalisations. L’homme mûr commence un peu plus à calculer, à aller dans le sens de la réflexion, à mettre de l’ordre dans ses pensées.
Je me souviens d’avoir eu un jour la sensation d’être projeté dans un étrange cosmos, entre mes parents et le lieu où je me trouverai lorsqu’ils mourront et que je ne laisserai personne après moi : j’ai ressenti le néant de l’être matériel. Cet état d’âme ne provoque pas la révolte mais la dépression, des pensées suicidaires. La révolte apparaît alors comme un éparpillement, une perte d’énergie que l’on disperse autour d’une juste cause, mais ces justes causes, à un certain âge, deviennent très lointaines et peu significatives. Quelque chose a certainement été consumé, mais consumé dans l’ordre normal des choses. On perd l’aveuglement d’un jeune de vingt ans. Quelque chose s’est consumé, mais il est difficile de dire si c’est bien ou mal. Un jeune talent se consume vite et étonne les spectateurs à chaque fois par la variété de ses feux. Ensuite ce feu sacré devient cheminée.
P. G. : La cheminée peut-elle s’enflammer d’un feu autodestructeur ?
K. W. : L’autodestruction est ce qui est le plus facile. Je ne veux pas généraliser, mais lorsque je regarde le chemin que j’ai suivi, je pense qu’il conduisait à la seconde partie du DIBOUK, aux paroles proférées par Krall. La réduction du théâtre dans le DIBOUK était effrayante, ce qui fut diversement apprécié dans les différents pays. Après le DIBOUK, je me suis retrouvé face à un mur. Le pas suivant devait être un scénario ouvert, basé sur des notes d’une thérapie selon la méthode de Mindel. J’ai senti alors que, après Krall, ce serait déjà un pas au-delà du théâtre qui me renverrait dans le domaine de la thérapie – une composante d’ailleurs très importante de mes spectacles, surtout les derniers. Tout à coup, j’ai été effrayé par ce mur : le théâtre n’était déjà plus mon domaine, je n’avais plus besoin de forme mais de contenu. Alors KROUM est apparu comme un antidote. Je pensais à Grotowski qui s’est perdu et a tué le théâtre en lui ; il a tué le créateur et est devenu un homme-chaman. Brook, lui, est resté au théâtre et en est devenu l’un des plus grands idéologues. Avec le texte de KROUM, je pouvais pénétrer dans une sorte d’intimité et montrer un jeune homme débarrassé de ses piquants. La sphère embarrassée de l’intimité et le désir de descendre dans l’homme sont devenus pour moi des besoins. Le voyage vers l’intérieur de l’homme, non pas d’un homme hérissé de piquants mais d’un homme désarmé, vers ces sphères les plus intimes qui restent un tabou dans la majorité des cultures européennes. L’époque de ce feu idéologique, lorsque je traitais de l’improbité et des déviations du système postcommuniste – par exemple concernant notre sexualité, je demandais si nous construisions une nouvelle société ou si nous restions figés dans de vieux schémas – cette lutte contre l’intolérance, ce temps de la révolte est passé, comme d’ailleurs dans notre réalité actuelle, totalement dissoute dans une course générale à l’argent.
Je ne sais pas si je suis comme une cheminée, mais il est certain que je cherche à percevoir en moi-même quelque chose que la société protège comme un tabou.
P. G. : Est-ce un état permanent ou te révolteras-tu encore ? Il y a un instant tu critiquais sévèrement le comportement des catholiques polonais après la mort du pape, il est difficile de croire à cet apaisement.
K. W. : Lorsque je n’ai pas d’Église contre laquelle je puis lutter, quand en Hollande je n’ai pas d’adversaires en la personne d’homophobes et de xénophobes fanatiques, alors je suis perdu. Dans cette société saine, il y a d’autres adversaires mais je sens pourtant que je dois me retourner, par exemple, vers l’Église polonaise qui ne cessera probablement jamais de me bouleverser, qui me fera toujours mal. Je lui ai tout de même, jadis, appartenu. Les adversaires sont indispensables pour pouvoir parler du théâtre. Reste cependant la question de la forme à utiliser pour que l’ennemi devienne, sur scène, le diable.
P. G. : Prendre un risque au théâtre donne-t-il une certaine liberté ?
K. W. : En abordant KROUM, je ne savais pas si je sortirais du théâtre ou si je resterais dans le théâtre. Je devais révéler en moi des problèmes dont je ne m’occupais pas jusqu’à présent, profitant des masques offerts par la nécessité d’une révolte. L’entrée dans ma quotidienneté m’a obligé à dire des choses que je ne disais pas auparavant. Mais il ne s’agissait pas tant de l’audace de ce type de déclaration que de savoir s’il y avait de la place au théâtre pour cela, si le théâtre en avait besoin. J’avais conscience du caractère conventionnel et de la grande généralité du texte de Levin, je me rendais compte à quel point il était un masque théâtral pour la vie dont il parlait. J’avais affaire à un texte théâtral faible que je voulais monter au niveau d’un texte de Shakespeare, de An-Ski ou de Krall.
P. G. : Tu as donc pris le risque de ne pas te retrouver éventuellement dans le théâtre, cela pouvait être le résultat de KROUM ?
K. W. : KROUM était pour moi un passage qui m’a refamiliarisé avec le théâtre, m’a ramené à lui. Maintenant, je peux penser de nouveau au répertoire théâtral, au drame en tant que texte littéraire défectueux, d’un calibre inférieur à la poésie ou à la prose. Ces textes empêchent la pensée de planer trop haut, de s’envoler au-dessus du toit du théâtre où personne ne la saisirait, alors qu’au théâtre il faut, le soir donné, que la pensée unisse tous les présents. Ainsi s’accomplit la mission du théâtre.
P. G. : Que ferais-tu si tu ne te retrouvais pas au théâtre ?
K. W. : J’ai continué à penser à la création théâtrale. L’expérience du DIBOUK, de la seconde partie du spectacle d’après Krall, m’a quand même amené à vivre un théâtre particulier, qui n’a d’ailleurs pas été accepté en Pologne : on lui reprochait d’être ennuyeux, bavard, sans mystère ni métaphysique. J’ai senti qu’en moi le théâtre s’épuisait, qu’il ne me restait que le besoin d’une confession collective et d’une confrontation avec moi-même.
Au théâtre, cette confrontation se fait d’habitude par l’intermédiaire des personnages et de la fable. Et moi, je voulais une sincérité absolue.
P. G. : Rechercher une nouvelle forme théâtrale, est-ce un risque ? Tu t’es tout de même retiré de cette réduction de moyens du théâtre du DIBOUK ?
K. W. : Oui. J’ai senti clairement ce que j’y perdais et ce que j’y gagnais. Les recherches sans compromis m’ont apporté plus de pertes que de profit. J’ai perdu de la communicabilité. Je tiens plus à ce que les gens vivent le thème que je traite qu’à ce qu’ils éprouvent des doutes sur la forme du théâtre que je pratique.
P. G. : Te sens-tu responsable du risque que les acteurs prennent avec toi ?
K. W. : Le DIBOUK aurait été impossible sans la lucidité des comédiens et leur aptitude à prendre des risques. Ce n’était pas tant un travail sur des personnages, surtout dans la seconde partie, que sur les moyens efficaces pour agir sur un groupe, pour faire passer des idées et poser des questions libérant la réflexion sans l’intermédiaire du monde de la fiction et des personnages. Il ne restait que la crédibilité de nos témoignages.
P. G. : Cela t’arrive-t-il de ne pas informer les acteurs de tes inquiétudes ?
K. W. : Bien au contraire. Quand mon inquiétude grandit, les acteurs proposent davantage et l’absence de commune mesure, entre ce qu’ils me proposent comme solution et ce que nous essayons de dire, m’irrite profondément. M’irrite cette façon théâtrale d’imager la réalité. Je deviens agressif.
P. G. : Autrement dit, tu entraînes les acteurs dans la menace qui est en toi ?
K. W. : Oui. Mais le public est aussi un danger pour l’acteur. En voyageant à travers le monde, nous apprenons qu’il faut bien comprendre à qui nous parlons. En France, le sentimentalisme, que le public polonais exige toujours, n’agit pratiquement pas. À Lódz, il faut jouer plat, jusqu’à se rapprocher de la platitude du monde dans lequel vivent ces gens qui répondent par des sonneries de téléphones portables aux acteurs qui s’imaginent qu’ils sont des prêtres brûlants d’un feu sacré. Là-bas, il faut s’approcher de l’homme délaissé, détruit par le système régnant, d’un homme vestige de l’après-guerre, de l’après-communisme, de l’après-catholicisme.
P. G. : Quelles sont les coûts personnels d’un théâtre de haut risque ?
K. W. : Les tensions engendrées par la fouille constante de sa propre vie, par la stimulation des sphères les plus douloureuses, de tout ce qui déstabilise, rend sensible au stress. Les acteurs aussi pleurent, ils ne donnent pas de représentations professionnelles mais blessent à chaque fois quelque chose en eux pour libérer l’énergie qui entrera en dialogue avec le public. C’est aussi un risque lié au fonctionnement du groupe qui doit vivre ensemble pratiquement sans cesse, surtout durant les tournées : il accroît ses attentes de satisfaction tirée des représentations et veut recevoir toujours plus. Les acteurs viennent au Théâtre Rozmaitosci avec leur incurable maladie de la vie, avec leurs tares qui font qu’ils sont acteurs et vivent dans l’irréalité et la recherchent.
P. G. : Peut-on faire du théâtre artistique de risque en conservant une distance professionnelle ?
K. W. : La distance professionnelle est une discipline qui manque en Pologne ; cette conscience de savoir pour qui et pourquoi nous réalisons une pièce. Notre vie artistique est pleine de monades artistiques dénuées de cette conscience, c’est-à-dire de ce que j’entends quand je parle de distance professionnelle. La distance signifie pour moi la conscience que nous travaillons pour le public, en contact direct avec lui. On n’a jamais
fait prendre conscience aux acteurs qu’ils expriment les pensées et les maladies du monde en démasquant la société. On a trop souvent souligné la spécificité de l’artiste au lieu d’enseigner ce qui est intrinsèquement l’art de l’acteur et sa responsabilité sociale. Nous ne faisons pas des représentations artistiques, nous tentons de parler aux spectateurs et de communiquer avec eux.
P. G. : Et avec leur intimité ?
K. W. : Il n’y a pas de sphères intimes, on n’a rien le droit de cacher.
P. G. : C’est pour cela qu’on te reproche en Pologne un non-professionnalisme. Le théâtre de haut risque est-il fondamentalement un théâtre non professionnel ?
K. W. : Plutôt a-professionnel. Il ne s’agit pas de nier le professionnalisme. Mais lorsque quelque chose commence à trop bien s’agencer, perd de sa sincérité, devient une forme théâtrale familière acceptée par tous, elle endort et rappelle ces valses données dans les avions. La forme de l’opéra a déjà endormi tout le monde. Le théâtre a encore des chances, justement dans l’a-professionnalisme, de fuir devant la transmission charmeuse qui agit superficiellement sur l’intelligence du spectateur. Aujourd’hui, encerclé par les thérapies, le new-age, l’humanisme, nous nous comportons dans la vie tout à fait différemment vis-à-vis de nous-mêmes. Pourquoi devrions-nous accepter le mensonge bourgeois au théâtre ? Le théâtre devrait nous faire sortir du rythme quotidien de la vie et non le confirmer. Il n’y a pas de compromis. Le théâtre devrait être un instrument de connaissance et non un instrument artistique.
Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska.
Ce texte a été publié en juillet 2005 dans le numéro 85-86 d'Alternatives théâtrales (épuisé, disponible en pdf).
Alternatives théâtrales Éditions publie ce mois l'ouvrage de Leyli Daryoush et Denis Guéguin "L'art vidéo à l'opéra dans l'oeuvre de Krzysztof Warlikowski".
Le numéro 110-111 d'Alternatives théâtrales (octobre 2011) est consacré à Krzysztof Warlikowski.