D’autres façons de faire de l’opéra…
Écouter le phonos du monde
Chantal Latour
Mais c’est quoi l’opéra pour moi ? C’est entendre des voix qui me parlent et par chance, elles me parlent en étant musique, elles musiquent, ce sont des sons qui me paraissent beaux, que mes oreilles apprécient et qui me remplissent de joie. Ce sont des récits musicaux, ou des musiques en récit, des histoires dont les détails ne m’intéressent pas toujours, mais dont je perçois pleinement les émotions, les mouvements et les parcours, rencontrant les miens dans l’espace qui nous devient commun, je suis l’une d’entre eux. Je revis ou découvre avec eux des émotions, ce qu’ils.elles en disent, ce qu’ils.elles chantent plutôt. Cela me chante !
Chanter, c’est moduler des sons, se les approprier, jouer de leurs variations infinies et les donner à entendre, les sortir de soi pour les lancer dans l’espace, aux autres peut-être. Et les chanteurs.euses sont des porteurs de voix, ils portent leur voix mais aussi celle des autres. Nos voix sont innombrables et elles ont besoin de sortir. C’est indispensable, sinon elles meurent car, si elles restent muettes, elles vont progressivement s’éteindre ou tomber dans le silence, sans avoir été entendues, ce sera une perte et une tristesse. Le chant m’a sauvé la vie, c’est aussi simple que ça.
Début 2015 à Paris, on entendait beaucoup parler de la COP 21, cet évènement qui devait avoir lieu en France au Bourget plus exactement où le monde entier allait se réunir pour négocier, négocier quoi ? les mesures à prendre pour arrêter les dégâts, aussi simple que cela, on arrête les frais ! on abaisse tous ensemble notre niveau de bêtises, on réfléchit autrement. On se réveille de la torpeur ou du bruit. On écoute le monde, ce qui s’y passe, tous les mondes. Pour se mettre en mouvement, changer le monde, une vieille histoire !
On a senti cette année-là, le besoin de se ressaisir, de comprendre ce qu’on pouvait tenter pour aider aux méandres qui allaient conduire à un accord, quelque chose qui allait peut-être réussir, mais qui ne pouvait pas avancer si on n’était pas présent, en attente, alerté, et actif, bruyant même. « Ils doivent s’entendre, alors faisons-nous entendre. »
Je me suis dit qu’il y avait plein de gens, dans Paris et ses alentours, qui étaient des faiseurs de sons, des gens qui avaient facilement à leur disposition des moyens pour se faire entendre, c’étaient les musiciens bien sûr avec leurs instruments, mais toutes les autres professions aussi, dont les voix existent, à portée de voix comme on dit. Il y a peu d’humains sans voix, le problème, c’est de mettre en scène ou en son, ces voix qui sont si souvent occupées à d’autres tâches que de se faire entendre.
Avec deux musiciens, amis très proches, Jean-Pierre Seyvos et Jean-Marie Leau, on a commencé à réfléchir aux méthodes possibles pour relier, donner à entendre, trouver des espaces pour résonner ; je venais de rencontrer un sonneur de cloches espagnol de passage à Paris, Llorenc Barber qui rêvait de faire sonner Paris grâce à ses églises, je sonnais Michel Risse que j’avais rencontré à Futurs composés, un décorateur sonore bien inventif, et plein d’autres musiciens prêts à toutes les folies, attirés par l’envie du nombre, de la rue, de la ville entière à envahir.
Le mot de « clameur » est venu des discussions, sans qu’on sache bien par qui il avait été prononcé ; disons que c’était le mot ou le son que nous entendions, comme une évidence subitement, mais qu’allions nous faire ensemble ? Nous allions faire une « grande clameur », pas une petite ! pour qu’on nous entende ; ce mot qui exprime à la fois le cri, une source sonore précise, une virulence, et en même temps une vibration collective, une résonnance dans l’espace, qu’on entendrait très loin.
Le problème qui je crois nous a fait perdre, dans ce grand jeu collectif, c’est que nous n’arrivions pas à bien définir à qui nous nous adressions. Et comment amplifier ce son, nous étions très peu nombreux et très frêles !
Étions-nous d’abord là pour capter notre propre inquiétude et en témoigner ? l’entendre nous-mêmes ? Étions-nous là pour donner naissance aux inquiétudes ? rendre sensibles au danger ? pour ameuter les autres ? faire meute ou plutôt, pour secouer les responsables du monde entier venus pour négocier, trouver un accord – ce mot d’accord, si important entre musiciens, est étonnant. Il désigne à la fois un objectif et un succès. Il conditionne la suite. C’est plus facile d’accorder des instruments que des diplomates !
Au sein de notre « groupe » – ceux qui voulaient trouver des moyens sonores pour se faire entendre, sans trop savoir précisément quel était le message, et à qui il était adressé – on se posait mille questions. Comment fait-on pour mobiliser un grand nombre de personnes éparpillées ? Comment entrer en relation avec différents réseaux, comment allier consignes et improvisation ? liberté et discipline ? Comment transformer les artistes en artivistes ? les passants en citoyens ? Comment fait-on pour ne pas se noyer dans le brouhaha et les sons d’une ville comme Paris ? Comment utiliser au mieux les moyens acoustiques ? les moyens numériques ? Comment fait-on pour parler à chacun d’un problème qui nous concerne tous ? Comment sortir de l’inconscience …, etc. ?
En parallèle, j’ai commencé à participer aux réunions de la Coalition Climat qui avaient commencé dès janvier 2015. Elle rassemblait les groupes sensibles aux enjeux du réchauffement climatique, groupes de militants, ONG, associations diverses subitement frappées par l’urgence de la situation. Convaincus, ces activistes de tous bords s’interrogeaient sur les moyens de se faire entendre. La Coalition Climat, c’était Attac, les Verts, Alternatiba, différentes ONG, Avaaz, la fondation Hulot, les catholiques, les protestants… la liste augmentait à chaque réunion, et on changeait de lieu à chaque fois. Quand on m’a posé la question où j’étais, j’ai répondu que je ne représentais personne, j’étais d’aucun groupe, juste une personne avec une voix et pas grand-chose d’autre ! Pas de banderole, pas de flyer, pas de programme. Je voulais juste faire du son, faire partager mon souci, alerter les responsables de la conférence mondiale qui allait se réunir en décembre prochain !
Les difficultés me paraissaient immenses, comment se faire entendre ? avant, pendant et après la COP 21 ? Mais j’étais très heureuse de retrouver une certaine ambiance militante que je n’avais pas connue depuis longtemps, cette connivence, l’impression d’être « avec » d’autres, beaucoup de femmes, dont Juliette la coordinatrice de la Coalition qui ne cessait de pousser les femmes à prendre la parole. C’était amusant et grave à la fois.
Pendant cette année 2015, nous avons aussi Jean-Pierre Seyvos et moi–même, au sein de notre association (S-composition), mené un autre projet en région Poitou Charentes, qui visait à rassembler des habitants pour réfléchir aux questions posées par la COP 21. Ce travail intitulé « Le monde et nous » a abouti à une représentation artistique à partir de nos ateliers de paroles et d’écoute sur ce que nous étions en train de vivre. Quelle conscience avions-nous des transformations en cours ? Pour la représentation finale du 27 septembre 2015, nous étions une soixantaine, avec la collaboration de l’accordéoniste Pascal Contet, de la chanteuse de jazz Charlène Martin, de l’orchestre l’Orchestral’imousine, du paysagiste Gilles Clément et du philosophe Bruno Latour. Cette immense performance d’une durée de 3h répartie en trois temps dans différents espaces de la Maison Maria Casarès à Alloue, a eu lieu trois mois avant la COP 21. Le film « Le monde et nous » tiré de cette expérience fut diffusé sur l’espace dédié à la société civile (!) de la COP 21 au Bourget.
Depuis janvier 2020, nous travaillons sur un autre projet, appelé « Où atterrir », né du livre Où atterrir ? de Bruno Latour. Il rassemble des habitants de Nouvelle Aquitaine et de la région Centre, avec le soutien de la Mégisserie à Saint Junien, scène conventionnée, dirigée par Olivier Couqueberg. Le but est de mettre en scène nos enquêtes, nos cailloux, nos recherches pour devenir « terriens », ou comment parvenir à mieux habiter le monde ? ne pas être hors sol, s’y accrocher très solidement, se fondre à l’intérieur de ce que les scientifiques appellent aujourd’hui la « Zone critique », cette fine pellicule terrestre dont nous sommes, parmi les vivants, l’élément le plus perturbateur.
Ce travail d’auto-description individuelle et de représentation collective dans « Où atterrir » est totalement dans la continuité de notre Grande Clameur de 2015. Il s’agit d’un travail plus approfondi, plus réfléchi et plus lent. En partant de la description de nos terrains de vie, et bien sûr le sonore en fait partie, avec d’autres approches (la boussole, le geste, le corps,….), nous cherchons à capter ce qui se passe actuellement, en essayant de développer toutes nos capacités de perceptions et d’analyse, notre sensibilité sonore et notre écoute active du monde, l’intérieur de nous-mêmes, en écho réciproque – qui écoute qui ?
Au sein du collectif « Où atterrir », nous essayons actuellement (mars 2021) de définir quelle pourrait être notre clameur, ou en d’autres termes nos doléances. Où en sommes-nous au bout de ce processus entamé il y a un an, dans le cadre d’un projet (dit !) pilote ? Ce qu’on pourrait appeler le cri de Gaia, cette entité qui ne cesse de s’exprimer, de réagir à tous les bruits, sons, voix qui retentissent et se répondent en boucle. Elle ne cesse d’entendre et d’émettre, souvent très violemment, tout ce qu’elle perçoit et reçoit ; ses expressions sont très variées et la voix (la vovocité humaine !) n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres. Une quantité de sons nous parviennent sans cesse, nous transformant à notre tour, que nous soyons humains ou pas. Le tréfonds sonore du monde ne cesse d’émettre, nous y sommes souvent sourds, cherchant à le recouvrir par tous les moyens possibles pour nous assourdir, ou nous boucher les oreilles. C’est le phonocène dont parlent Donna et Vinciane[1].
Mais l’opéra dans tout cela ?
C’est l’œuvre commune qui est en train de se fabriquer à partir des éléments apportés par chacun.e, les voix y sont essentielles, puisqu’elles parlent, intelligibles, avec leur intensité, leur diversité, elles sont musiquées, mises en scène pour un moment précis, les 24 et 25 avril, à la Mégisserie (Saint Junien), et pourront se rejouer dans d’autres occasions. Réparer le(s) vivant(s), c’est sur quoi nous travaillons.
Ce n’est pas l’usage courant du mot opéra, très codifié depuis le 16e siècle, mais on peut garder de ce terme, l’idée de l’œuvre. C’est une histoire collective mise en forme pour évoquer ce qui fait « sens » en ce moment, ce qui fait « son », à la recherche d’un nouveau sol. Un récit d’aujourd’hui ?
De nombreuses œuvres sont en train de naître grâce à ce travail, dont celle de Jean-Pierre Seyvos Zone critique ou celles des compositeurs réunis par Frédéric Bétous, autour de la Main Harmonique. Des œuvres collectives qui parlent de nous, les vivants.
D’autres façons de faire de l’opéra…
Bref récit d’une drôle d’épopée
Jean-Pierre Seyvos
Au fur et à mesure des réunions et des cogitations sur la forme que pourrait prendre cette idée de « grande clameur », un grand nombre de questions se posaient (cf. les questions dans le texte de Chantal ci-dessus). Et, parmi celles-ci, certaines m’importaient plus que d’autres. Par exemple comment faire en sorte qu’il ne s’agisse pas seulement d’être nombreux à faire du son et du bruit pour se faire entendre, comme on pourrait le faire dans une manifestation « classique », mais réussir à trouver une façon de « clamer » qui génère une émotion particulière, qui puisse surprendre et toucher plus intimement, plus profondément peut-être, les personnes auxquelles nous souhaitions nous adresser (les décideurs certes, mais aussi une partie de la population encore indéterminée sur les questions climatiques).
Il fallait donc non seulement que cette clameur rende sensible, mais aussi qu’elle puisse constituer une sorte de métaphore d’un « accord » indispensable à trouver, à élaborer ensemble. De ce fait, le « modèle politique » que l’on utiliserait pour fabriquer cette clameur aurait également son importance. Si l’on propose de faire tous ensemble des sons conçus et dirigés par un chef, cela ne sera pas vraiment le modèle le plus adapté à la situation !
Quelles pourraient donc être les consignes d’organisation sonore et artistique de la manifestation qui permettent de motiver, de rassembler et de fédérer, sans imposer de forme ou de matériau trop normatifs ? Qui permettent de trouver un accord et une forme d’harmonie qui respectent les diversités et laissent suffisamment de liberté à chacun.e dans sa manière de clamer ?
Nous avons imaginé alors différents « outils » ou supports – dont l’utilisation aurait pu se combiner dans l’espace public et numérique – et différentes manières d’être reliés, de faire ensemble en conjuguant les apports de chacun.e (ce qui est aussi par ailleurs une de nos lignes directrices dans les créations partagées de S-composition).
L’application e-jam conçue par Jean-Marie Leau pourrait permettre à des groupes ou collectifs de fabriquer leur propre clameur collective et la diffuser (je rêvais avec cette application d’une mosaïque de visages et de voix de scientifiques, composée sur e-jam et diffusée sur grand écran place de l’Hôtel de ville, avec ces femmes et ces hommes n’énonçant plus de façon contrôlée leur analyse raisonnable mais exprimant fortement leur émotion devant la gravité de la situation). Je proposai d’utiliser une sorte de jingle, que je n’aurais pas composé moi-même (pour éviter les écueils du « modèle politique » évoqué plus haut) mais qui utiliserait le système de correspondance entre lettres de l’alphabet et notes de musique à partir d’un des slogans de la grande clameur, Hear us, hear earth ; ce jingle pouvant devenir un « signal », une sorte de signature sonore que chacun.e s’approprierait et arrangerait à sa manière, et qui permettrait aux participants de la grande clameur de se relier, de se répondre d’un endroit à un autre. Et surtout, pour relier toutes les composantes possibles de la grande clameur, j’imaginais un son continu, une sorte de bourdon sur lequel auraient pu se poser tous les autres éléments sonores et musicaux émis par les différents participants (nous l’appelions ground avec ce double sens de sol, de terre, et en même temps de terme musical désignant une basse obstinée). Pendant toute la phase de préparation, sur un site dédié comme sur ceux d’autres organisations, chaque personne aurait eu la possibilité de participer en enregistrant sa voix, en déposant un son – d’humain ou de non humain – qui se serait ajouté aux autres sons pour constituer la matière sonore du bourdon. Le jour J ce bourdon aurait été diffusé par les participants partout où ils seraient, par l’intermédiaire de leur téléphone portable ou du système de diffusion de leur choix, chez eux, dans la rue, et dans les lieux de rassemblement de la grande clameur. Ce bourdon aurait été également diffusé par des enceintes sur les lieux clefs de la clameur.
Au cours de nos réunions « ouvertes » bi-mensuelles dans une salle de la mairie du 10ème arrondissement, et d’autres rendez-vous réguliers organisés dans une salle de Sciences Po, nous rencontrons tout un monde bigarré de personnes et de représentants d’associations et collectifs venus des quatre coins de la planète. Un couple de militants sud-américano-polonais nous propose leurs chansons, un collectif africain aimerait mettre des mots scandés sur notre « son de la terre », un représentant officiel et très respecté des délégations de peuples autochtones nous propose de mobiliser ses troupes avec un chant indien emblématique pour une grande cérémonie d’ouverture de la clameur, un collectif de tambours chamaniques vient avec son projet de rituel devant Notre-Dame…. Bref, nos moyens sont dérisoires au regard de l’ambition du projet et surtout nos outils de communication sont ridicules, mais notre ferveur – notre capacité d’utopie ou notre folie douce, selon la façon dont on voit les choses… – conjuguée au talent de Chantal à pouvoir intéresser à l’affaire, sur un simple coup de fil, n’importe quelle personne, partenaire potentiel ou organisation clef, font prendre la mayonnaise (de l’archevêché de Paris, prêt à faire sonner toutes les églises de la capitale, à la compagnie des bateaux-mouches ou la goélette de Tara pour clamer en mouvement sur la Seine…).
Notre histoire de bourdon – entretemps devenu un « son de la Terre » (voir ci-dessous) – qui relie, et sur lequel chaque collectif ou personne peut superposer sa propre matière sonore, fait son chemin. Par contre, l’idée du jingle enthousiasme bien quelques personnes en termes de story telling sur la manière dont il a été fabriqué à partir de Hear us, hear earth (« Ah génial, ça me fait penser à ET de Spielberg» »…), mais très peu s’approprient réellement ce gimmick en vue de l’utiliser.
Et la question de comment mobiliser, et impliquer très largement, avance certes, mais reste une montagne à gravir (« un problème d’échelle », dirait Bruno Latour…). Le fait de trouver un moyen pour clamer en commun et s’entendre, avec les voix d’un maximum de monde, mais sans harmoniser de trop ni tomber dans l’écueil de l’opportunité pour certain.ne.s de placer leur truc pour profiter d’une audience augmentée, reste complexe. Quelle légitimité avons-nous pour dire oui ou non à telle proposition en estimant qu’elle est dans l’esprit ou pas ?
Nous élaborons également, avec tout un ensemble de partenaires, différents scénarios pour le déroulement de The great clamor for climate : des performances synchronisées dans différents espaces publics de Paris et même du Grand Paris, avec un guidage en temps réel par une time-line / space-line sur un site internet dédié, des parcours de déambulation – concertés avec les services de la Ville de Paris – avec des performances originales dans différents lieux emblématiques (avec Michel Risse, nous imaginons notamment une performance d’ouverture mémorable en utilisant la scénographie « naturelle » du site de l’université de Jussieu), des performances numériques créées par tou.te.s avec le « bourdon », synchronisées et à diffuser dans la rue comme par les fenêtres ouvertes des appartements et sur les balcons, etc. etc.
Nos élucubrations conjuguent les idées les plus folles à celles nous semblant réalistes ou réalisables… Nous découvrons une incroyable multitude d’initiatives, de formes de happening, de performances de toutes natures, venues de partout… Mais le temps de la COP se rapproche et nous n’avons toujours pas de plan cohérent définitif.
À ce moment, grâce notamment à la participation de Chantal aux réunions de la Coalition climat (réunion de 140 ONG, associations et mouvements tels que Oxfam, Avaaz, la Fondation Hulot, Bloom, Alternatiba, WWF, Action contre la faim, Les amis de la terre, Greenpeace, etc.), nous faisons la connaissance de Kevin, envoyé des États-Unis par 350.org pour coordonner les actions artistiques militantes autour de la COP.
Kevin nous tient au courant des autres initiatives, et fait le lien avec notre projet de grande clameur. Il nous fait rencontrer entre autres des représentants du peuple Saami, ces lapons terriblement impactés par le réchauffement climatique et les prospections des compagnies pétrolières qui les exproprient de leurs terres et de leurs villages – avec l’accord des gouvernements des pays concernés. Ce sera une rencontre importante pour nous, leur yoïk créé pour se faire entendre au moment de la COP devenant un chant emblématique de la clameur en construction.
Nous découvrons aussi combien la plupart des organisations militantes sont focalisées sur « LA photo » pour le journal de 20h ou pour les réseaux sociaux. Nous subissons, comme d’autres simples citoyens ou petites associations engagés, le fait que l’enjeu médiatique personnel de certaines organisations à figurer à telle ou telle place dans le cortège de la monumentale marche pour le climat qui se prépare les préoccupe parfois beaucoup plus que le fait d’arriver à « s’entendre » pour donner une dimension plus forte au mouvement. Et nous nous rendons compte également que la dimension sonore est un grand impensé de ces rassemblements, limitée essentiellement aux slogans et à de la musique diffusée bruyamment, ce qui nous semblait justement déposséder les personnes de leurs voix.
Et puis … soudain, le miracle se produit.
La Coalition climat est partante pour mettre en place notre proposition de scénario pour l’ouverture de la marche mondiale pour le climat. Une grande clameur qui pourrait se faire avec plus de 400 000 personnes sur la Place de la République et alentour, au moment particulièrement médiatique du discours officiel de lancement de la marche. Une méga-performance sensible de sons, de chant, de gestes et de mouvement d’environ 20 mn, relayée par une bonne partie des médias du monde entier.
Avec Kevin et d’autres, nous affinons le déroulement de cette clameur, en essayant d’être le plus possible dans l’esprit souhaité, dans un symbole de diversité et un accord qui se construirait progressivement et le plus spontanément possible. Nous imaginons un système de relais par différentes personnes et groupes, pour entraîner dans l’élan quelques milliers de personnes. Les Saami seront de la partie avec d’autres voix solistes, et leur yoïk accompagné et porté par des sons de la foule… Bref, nous affinons la portée sonore et symbolique de cette performance opératique singulière à gros enjeu, et essayons d’anticiper tous les détails techniques pouvant contribuer à la réussite ou non de cette clameur.
La marche mondiale pour le climat aura lieu le dimanche 29 novembre, veille de l’ouverture des négociations de la COP 21 au Bourget.
Le dimanche 8 novembre 2015, nous finalisons les détails d’organisation avec le régisseur général de l’organisation de la marche et les principaux partenaires. C’est presque surréaliste… Il nous dit « Tu as besoin de combien de balcons sur les immeubles ? … OK ça marche. » … « Tu veux combien de chars et camions plate-forme ? » … « Je peux t’en mettre là, là et là sur la place (de la République) » … « On fait comment pour les rues adjacentes ? » …
À 20h le plan est bouclé.
Le vendredi 13 novembre 2015, nous sommes tou.te.s sous le choc de l’horreur qui vient de se produire.
Au fil des jours suivants nous comprenons l’ampleur des conséquences, y compris pour le climat.
La marche mondiale du 29 novembre est annulée.
Les rassemblements dans l’espace public sont interdits. On installe des portiques de sécurité à l’entrée des établissements.
Les différents partenaires de la Coalition climat ne réussissent pas à se mettre d’accord sur un scénario de remplacement. Chaque organisation tente de faire son coup médiatique en solo pour tirer son épingle du jeu (Avaaz fait LA photo de milliers de chaussures vides sur la Place de la République, etc.).
De notre côté c’est le blues, mais nous nous remobilisons. L’enjeu reste la COP 21… Nous imaginons différentes performances en intérieur dans certains lieux emblématiques, puisque l’extérieur n’est plus possible. Ces performances se construisent avec les personnes rencontrées au cours de l’aventure et dont nous sommes devenus proches… Des lieux nous accueillent pour répéter (merci à eux) : la Maison des ensembles – rue d’Aligre, la Générale – avenue Parmentier.
Nous imaginons un temps de clameur, chaque jour à 20h pendant la COP 21, en proposant aux gens de diffuser le son de la Terre que nous avons fabriqué avec le compositeur Nicolas Perrin (dans la rue avec leur portable, fenêtres ouvertes chez eux, etc.). Ce son pouvait jouer le fameux rôle de bourdon, ce ground qui n’avait pu être mis en œuvre lors de l’ouverture de la marche mondiale. Il était conçu à partir de nombreuses sources sonores (volcans, baleines…) données par différents partenaires (l’Institut de géophysique du globe, les ONG Tara, Bloom, etc.). Chacun.e pouvait y superposer ce qu’il.elle voulait, nous avions même mis un LA à l’intérieur de ce son pour que les différentes superpositions dans l’espace public puissent « magiquement » s’accorder tout en étant très diverses.
Ce concept de « chaque jour à 20h » connaîtra un grand succès, quelques années plus tard, en 2020 lorsqu’il s’agira d’applaudir spontanément aux fenêtres et balcons les soignants engagés dans la lutte contre le COVID-19. En 2015, cela ne prit pas. Il faut dire que nous n’avions plus mis beaucoup d’énergie à communiquer sur cette possibilité de clameur… Nous-mêmes ne clamions pas à 20h.
Pendant la COP nous réussîmes à faire plusieurs petites clameurs dans les lieux qui acceptèrent nos propositions (merci à eux) : l’Opéra Bastille, le Centre Pompidou, Mediapart, Place to be. Ces « performances » purent être un peu originales, décalées certainement. Nous y avons mis ce qu’il nous restait d’énergie encore ; avec une partie des cônes bleus en papier Canson grand format, utilisés comme porte-voix, que nous avions achetés massivement quelque temps auparavant !…
Le petit clip vidéo qui subsiste, tourné lors de la performance dans le hall de l’Opéra Bastille, est assez emblématique de la façon dont les choses ont tourné, après les attentats.
Le « son de la Terre » est inaudible sur la vidéo et on n’entend pas la moitié de la musique… et lorsque le chanteur Saami – que l’on entend à peine – porte la voix, la caméra regarde ailleurs.
La situation de sensibilité à la crise climatique est heureusement plus forte aujourd’hui dans l’opinion publique qu’en 2015. Mais il nous reste probablement encore beaucoup d’opéras – et d’autres choses – à fabriquer pour que notre écoute et nos manières de vivre s’ajustent à la Terre, à l’ensemble du vivant, et à notre monde en commun.
[1] Donna Haraway et Vinciane Despret [NdR]. Voir https://www.youtube.com/watch?v=87HzPIEiF78 (Donna Haraway) et https://www.youtube.com/watch?v=U90M8rhQI6 (Vinciane Despret).
Quelques liens pour approfondir le sujet :
- Le Collectif S-composition, Jean-Pierre Seyvos
- France Musique, Chantal Latour, Musicienne, activiste.
Chantal Latour est musicienne, elle aime écouter les sons. La musique qu’elle a rencontré dès sa naissance est sa passion, elle aime aussi assembler, relier, chanter.
Jean-Pierre Seyvos est compositeur et metteur en scène, fondateur et co-directeur artistique de S-composition.