Pour l’opéra de N. Rimski-Korsakov La fille des neiges[1], le metteur en scène-scénographe russe Dmitri Tcherniakov a composé une magnifique forêt dont, au dernier tableau, il fait danser les troncs, dressés sur une étendue de mousse d’un vert éclatant. C’est dans cette forêt qu’il ouvre une des scènes de l’opéra par le chant allègre d’un oiseau, auquel succède et répond dans un enchaînement étonnant la voix de la soprano Aïda Garifullina, interprète du rôle-titre. Écho discret à une question qui remue aujourd’hui le monde, celle de la disparition des oiseaux ? Seule une spectatrice touchée par ces quelques secondes où s’est magiquement tendu un fil de vie précieuse entre deux espèces, peut risquer pareille interprétation…
Les menaces qui pèsent sur la biodiversité et l’importance de celle-ci dans la régulation du climat sont bien connues aujourd’hui, mais depuis 1962, date de parution de l’ouvrage de Rachel Carson Printemps silencieux[2], il nous a fallu beaucoup de temps pour nous sensibiliser à l’extinction des espèces et en particulier des oiseaux — les plus fragiles, les plus symboliques du règne animal — et à la responsabilité de l’homme (pesticides, chasse, disparition des habitats, éoliennes, etc.). Deux spectacles récents, performés « in situ », invitent à approfondir le sujet.
Le premier est une coproduction Allemagne /Roumanie, Extinction Room (Hopeless)[3] (2019), œuvre du chorégraphe roumain Sergiu Matis. Il explore, avec deux complices, danseurs, narrateurs et chanteurs comme lui, l’impact du changement climatique sur le monde occidental dans une proposition interdisciplinaire dont le premier volet était Hopeless. Le spectacle se déploie dans le vaste espace d’un gymnase, à l’intérieur d’une installation sonore Multicanal, créée en collaboration avec la chanteuse et compositrice allemande Antye Greie (ou AGF). Plusieurs haut-parleurs suspendus comme des cages à oiseaux diffusent à 360 degrés un champ acoustique composé de musiques expérimentales électroniques qui utilisent largement les données de la eBird partagées par la Mac Auley Library (Cornell Lab of Ornithology, États-Unis), ainsi que celles de la Xeno-canto Foundation for Nature Sounds (Pays-Bas). Le public circule librement dans le gymnase, se rassemble en trois groupes, guidés par les trois performers au pied des hautes colonnes sonores. En tenues de sport sombres, le capuchon du T-shirt parfois rabattu sur la tête, comme cherchant à s’effacer derrière leur sujet, ils racontent l’histoire d’un oiseau— son habitat, ses mœurs, les traditions et les mythes qu’il a inspirés aux hommes, et nous informent sur les conditions de sa disparition. Entre chaque récit parlé-chanté, avec les oiseaux dont on entend les appels, les cris, les pépiements et les aubades, dans cette forêt de sons ailés, les interprètes se retrouvent pour une danse soudaine, en un point de l’espace où les spectateurs vont se regrouper. Chorégraphies de chutes, au sol, danses de mort.
Aucune image mais des ramages, aucune couleur mais des récits, aucun spectaculaire, mais des voix qui chantent des airs populaires, des corps qui vibrent avec les oiseaux, dans une grande proximité avec le public. C’est un spectacle puissant mais qui se veut sans espoir. Sergiu Matis écrit : « Mes pièces ne sont pas des appels motivés à l’éco-activisme, je ne crois pas que les produits culturels aient ce type de pouvoir[4] ».
L’Université des oiseaux (2020), le second spectacle est russe. Le Théâtre des actions réciproques (TVD)[5], collectif indépendant qui pratique un mode de « création horizontale » — on dirait en France création collective, sans leader —, a retenu la forme de la « promenade » qu’il a déjà expérimentée précédemment, pour un public qui se déplace, guidé comme dans Extinction Room par les interprètes. À Moscou, le TVD a choisi de continuer de jouer dans un lieu historique restauré : les Chambres des Boyards de la STD[6], où l’espace se distribue en une enfilade de salles. L’équipe est composée de trois décoratrices, Chifri Kajdan, Lechi Lobnova, Ksenia Peretrukhina, et d’une productrice Alexandra Mun. Elles ont invité, pour réaliser leur projet, un compositeur d’opéras expérimentaux, partisan du théâtre musical, Akeskei Siumak, et deux musiciennes vocalistes, Natalia Sokolovskaïa qui joue aussi du piano et Olga Vlassova, célèbre en Russie pour sa virtuosité. Olivier Messiaen fait partie du montage musical.
L’Université des oiseaux est un « sound-spectacle immersif » sur le vivre-ensemble des hommes et des oiseaux, qui s’appuie sur le langage non-verbal et sur une sphère sonore, qui utilise des images — fixes, animées, et vidéo, mais sans recourir aux dernières technologies —, sur un matériel didactique à déchiffrer, des performances vocales, des objets choisis pour leur simplicité et leur pouvoir d’évocation, placés au long du parcours-procession, et des documents. Le public ira de salle en salle traversant une université, des temples, un laboratoire…
Dans la première pièce où l’on reconnaît immédiatement de nombreux nichoirs en bois accrochés aux murs de briques rouges, on entend des fragments de textes qui ont pour sujet la gent ailée, poèmes, prose, contes populaires, légendes — de Pouchkine à Tsetaïeva, de Baudelaire à Maïakovski, de Gorki à Mallarmé, en passant par Lewis Caroll, Ostrovski et bien d’autres. Parfois des chants d’oiseaux couvrent la cacophonie des voix qui s’effacent puis reprennent. Au fond de la pièce, les deux chanteuses entonnent un chant de type religieux et effectuent un rituel, soufflant une envolée de plumes blanches vers les spectateurs, puis elles ouvrent les vantaux d’une grande icône en triptyque sanctifiant les oiseaux. À ce prélude quasi initiatique succède dans la salle suivante une pédagogie en noir et blanc. Une affiche avec une liste d’oiseaux disparus. Des pupitres où sont collés des textes informatifs sur le sort des oiseaux ou les exploits d’un pigeon-voyageur. Une des performeuses devenue conférencière montre à l’aide d’un vieux rétroprojecteur des dessins d’oiseaux, légendés d’indices écrits sur les différents signaux sonores que chacun émet et sur leur sens. Elle les exécute elle-même dans une performance bouleversante de virtuosité, accompagnée par le piano qui peut se faire batterie — voix humaine qui reproduit à la perfection les trilles les plus complexes… Puis se déplaçant parmi les spectateurs assis, elle tente de les entraîner à « parler en oiseau ». Après le cours de langue, le laboratoire : des écrans, des bassines, des cages empilées, de toutes tailles. Le spectateur y essaie le son du grain qu’il fait tomber dans une écuelle en fer, il entend une partition sonore complexe qu’accompagnent des images. « L’opéra des moineaux » de Siumak déferle : duo vocal, frappements sur du bois, naïf dessin animé où volent des passereaux, tintement de cloche, grésillement métallique du grain, piano, et dans le silence, documentaire aux couleurs passées sur l’extermination de millions de moineaux dans la Chine de Mao en 1958. Ce génocide oublié, conséquence du bruit infernal que des hordes de paysans produisirent pour empêcher les oiseaux de se poser (les condamnant à mort et déclenchant une terrible famine, puisque les insectes ravagèrent alors les récoltes), est évoqué par les sons produits dans le laboratoire où se créent aussi d’autres images, comme celle d’un moineau filmé en gros plan qui dialogue en piaillant avec les chanteuses. La dernière salle, vide, éclairée en rond, semble être une crypte. Une des performeuses s’avance en chantant, elle déploie et referme de grandes ailes blanches puis répondant toujours au son du piano lointain, les propose aux enfants, aux adultes. Les ailes sont enfin suspendues à un crochet au plafond, mais on dirait une voûte… Une cacophonie ailée accompagne les spectateurs qui retrouvent la première salle où on peut lire, si on ne l’a pas vue en entrant, cette énigmatique affichette : « L’homme est un oiseau pour l’homme ». Ici non plus pas d’idéologie prescriptive, pas d’enquête à charges. Mais une composition à la fois éducative et poétique, pour amener à observer, à changer son regard, à se mettre à l’écoute de l’autre à travers la musique dont est faite sa langue. « Camarade oiseau !», disait Maïakovski.
[1] Paris, Opéra Bastille, Paris, 2017. [2] Publié en français en 1963. Le titre du livre était au départ le titre d’un chapitre. L’ouvrage a été réédité en France en 2009. [3] J’ai vu le spectacle en septembre 2019 au Festival de Piatra Neamt, dirigé par Gianina Carbunariu. Cofinancé par l’Administration du Fonds culturel national Roumanie, l’Institut culturel roumain, le Festival des arts EUROPALIA, Bruxelles, le Fonds culturel capital Berlin, le Département du Sénat pour la culture et l’Europe, Berlin. [4] Programme du festival de Piatra-Neamt, 2019. [5] Sur ce théâtre à base documentaire, voir Les Théâtres documentaires (dir. E. Magris et B. Picon-Vallin, Deuxième Époque, 2019, p. 414-415). [6] STD, Union des Gens de Théâtre. La première a eu lieu au Festival Territoria, Moscou, en octobre 2020. Je l’ai vu en captation dans le cadre du « Russian Case » on line, organisé par le festival du Masque d’or en avril 2021.
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite CNRS (Thalim).