Avec le spectacle Kharif («Automne», en arabe) présenté au Festival des arts de la scène de Tanger, la metteuse en scène marocaine Asmaa Houri signe une création intime et pudique sur le cancer du sein, où se mêlent théâtre, danse et musique.
Marjorie Bertin : Kharif a été écrit à partir d’un texte en partie autobiographique…
Asmaa Houri : C’est une fiction qui s’inspire d’une histoire vraie et de souffrances réelles. De nombreuses femmes atteintes du cancer, au Maroc, sont délaissées par leurs maris et leurs proches dont beaucoup ont tendance à penser, à tort bien sûr, que la maladie risque d’être contagieuse. Le cancer est encore un tabou au Maroc, il relève de l’inavouable pour la plupart de ceux et celles qui en souffrent ; pour les autres, il fait partie, le plus souvent, de l’innommable. Ma défunte sœur a eu le courage de l’aborder dans ce texte et de critiquer la manière dont on en parle. C’était une motivation suffisante pour me donner l’envie d’en faire un spectacle. Mais un spectacle aux ambitions universelles. L’indescriptible supplice des cancéreux ne s’arrête pas aux frontières du Maroc. C’est une tragédie, inhérente à la condition humaine, partout dans le monde où sévit encore la peur irrationnelle de tout ce qui est considéré comme « anormal », voire monstrueux.
La pièce est en arabe mais reste compréhensible pour un non arabophone. Pourquoi avoir donné une si grande importance à la danse et à la performance ?
J’ai privilégié le gestuel et l’expression corporelle, parce qu’à mon avis les faits et gestes accomplis par les comédiens sur scène sont plus aptes à donner à voir l’inexprimable, à rendre les pensées les plus enfouies, les passions les plus intenses, que le verbe seul risque de banaliser. Dans mon travail, le corps est prépondérant, quand on se focalise sur le texte et sur le verbal, on a tendance à négliger son potentiel expressif, à le stigmatiser ou à le noyer dans une sorte de logorrhée oiseuse et plate. Cela ne signifie pas, pour autant, que la dimension dialogique du théâtre me laisse indifférente. Le mouvement et la musique étaient une combinaison sûre pour dynamiser le corps et détecter ses intentions, son subconscient, son état d’âme et sa psychologie. L’expression corporelle est dotée du pouvoir de raconter le tragique sans le dramatiser. Nous sommes parti(e)s de la théorie selon laquelle « tout état psychologique est un acte physique et tout acte physique est psychologique ». Le mouvement n’est pas seulement esthétique, les mouvements sont le résultat d’un état psychologique. Je tiens aussi à souligner l’importance de la collaboration étroite avec le compositeur Rachid Bromi qui a donné une âme et une vie à chaque geste et mouvement sur scène. La musique renforce le mouvement, intensifie les expressions et multiplie diverses façons de réceptions et interprétations.
Deux artistes pour le même rôle: la chorégraphe Salima Moumni dont l’essentiel du jeu relève de la performance et Farida Bouazzaoui, une actrice qui prend en charge la parole. Pourquoi ce dédoublement ?
J’ai essayé de séparer le corps et la parole d’où mon choix de travailler avec une chorégraphe/comédienne et une actrice. Elles constituent une seule entité et racontent la même histoire. Le corps se détache du mot pour parler son propre langage, et le mot le ponctue et le guide. Le jeu n’est pas psychologique mais suggestif. Les deux femmes interprètent l’homme et la femme à la fois.
C’est un spectacle sur la mutation du corps mais aussi sur la fragilité du couple et l’abandon. Pourquoi ne pas avoir confié le rôle du mari à un homme ?
Je ne parle pas d’un homme, je parle d’un comportement inhumain froid et brutal. Le personnage dit «Tu es juste un homme… et moi, je n’ai que faire d’un homme tout court… dénué de son humanité… Je veux un homme total : un véritable être humain…». C’est très important de faire cette différence. Ne pas lui donner de visage c’était longuement réfléchi afin de faciliter l’incarnation d’une attitude indifférente envers un être faible et éviter la stigmatisation des sexes. La pièce condamne un comportement, mais pas les hommes : l’abandon et l’indifférence auraient très bien pu être des attitudes d’une femme.
Comment cette désertion est-elle perçue dans une société où l’homme est souvent présenté comme infaillible ?
Avant d’entamer les répétitions, nous avons beaucoup parlé de cette thématique et de la manière dont les gens pourraient percevoir le spectacle et nous avons ajusté le texte en fonction de cette éventuelle perception. Malgré cela, certains hommes ont eu des réactions très fortes, voire des mouvements d’indignation. Un soir, un spectateur très en colère m’a dit qu’il avait vécu cette histoire. Il s’identifiait à ce mari sans visage. On a parlé, il s’est calmé et j’ai senti que son histoire s’ajoutait à la mienne. Si les gens peuvent être touchés, c’est très bien, c’est le rôle du théâtre de secouer les gens et de les inciter à la réflexion. Ce spectacle montre l’état de quelqu’un qui est faible et malade. La société s’est érigée à partir des critères de normalité et des modèles de perfection, et un corps qui ne répond pas ou ne répond plus à ces canons est cruellement marginalisé. On fait subir une pression souvent psychologique aux gens à cause de leur faiblesse alors qu’il faudrait les accepter tels qu’ils sont, sans les assujettir à un idéal de référence.
La distribution est féminine. Qu’exprime ce parti-pris esthétique ?
C’est peut-être lié à la nature du texte. C’était très important pour moi d’aborder l’ablation des seins, le fait de ne plus se reconnaître, critiquer cette définition restrictive et déshumanisante de la féminité liée aux clichés et aux stéréotypes. L’idéal c’est de parler de l’être humain, de l’humanité, en dehors de toute considération, fondée sur des jugements de valeur, sans chercher à étiqueter les gens, afin de justifier des discriminations… Il nous incombe de remettre en cause toute forme de légitimation de la ségrégation, quelle qu’elle soit, au nom de l’anormalité. Parler d’ « homme » ou de « femme » dépend du sujet, pourtant je suis beaucoup plus portée, pour ne pas dire tentée, d’aborder ce fluide impondérable qui unit les deux : L’HUMAIN.
Lauréate de l’Institut supérieur d’Art dramatique et d’animation culturelle de Rabat, Asmaa Houri quitte le Maroc pour aller s’installer en Suède où elle résidera pendant 13 ans. Elle sera recrutée par l’une des compagnies les plus prestigieuses de Suède, Jävle folkteatern. C'est en 2010 qu'elle décide de retourner vivre au Maroc pour y exercer. Asmaa Houri est devenue depuis l’un des acteurs incontournables de la scène théâtrale marocaine et arabe. En 2013, lors du 15e festival du théâtre professionnel à Meknès, elle remporte cinq prix, dont le Grand prix. En 2017, elle obtient, grâce à sa pièce Kharif («Automne»), le Grand prix du théâtre arabe. Elle a dernièrement été sélectionnée parmi dix metteurs en scènes internationaux pour réaliser une adaptation en marocain de Hedda Gabler qui sera présentée à Oslo à l’occasion d’une manifestation dédiée à d’Ibsen.