vendredi 13 juillet 2018
Bernard Foccroulle avait présenté en 2007, à La Monnaie (Bruxelles), cet opéra peu connu de Prokofiev, déjà sous la baguette du chef Kazushi Ono. Il faut des artistes d’exception pour pouvoir porter cette oeuvre complexe dans sa partition comme dans son propos.
Fasciné par le roman du symboliste russe Valeri Brioussov, Prokofiev en tira lui même un livret et composa l’opéra entre 1922 et 1927. Cette fascination est due très probablement à des éléments touchant à sa vie personnelle. Ouvrage très ambitieux et sulfureux, il ne sera pas monté du vivant du compositeur (une première version fut donnée en français à Paris en 1954; la création originale russe date de 1991).
Centrée sur l’amour et la possession diabolique, la partition fait preuve d’un expressionnisme flamboyant. La figure centrale de l’opéra est une femme, Renata, assez schizophrénique, proche de l’hystérie, insupportable dans son comportement (du moins si on l’observe d’un point de vue rationnel).
Cette version de 2018, mise en scène par l’artiste polonais Marius Trelinski prend à bras-le-corps le récit que propose le livret où se mêlent, en différentes strates, l’itinéraire amoureux d’une femme, l’apparition de personnages mythiques comme Faust et Mephitophélès ou des éléments qui s’apparentent à la magie et à la sorcellerie.
Trelinski relativise ces éléments diaboliques et magiques pour privilégier une dimension beaucoup plus humaine. Il nous rend finalement proche de cette femme aux décisions contradictoires, qui a été blessée et ne parvient pas à surmonter un traumatisme sans doute ancien (peut-être a-t-elle été abusée enfant…), et est à la recherche d’un fantasme d’amour, forcément inaccessible. La force de son interprétation et la mise en scène rendent crédibles les éléments irrationnels du livret qui deviennent comme les songes, rêves et obsessions de la jeune femme. Celle-ci apparaît aussi comme une femme libre, puissante, face à la société qui l’opprime.
La chanteuse qui porte le personnage de Renata, Ausriné Stundyté, est magnifique vocalement (la partition comporte des moments qui entraînent la voix aux limites des possibilités humaines) et bouleversante de présence combative et pathétique. Son partenaire, Ruprecht, interprété par Scott Hendrickx, est lui aussi habité par une profonde humanité, touchant dans sa recherche désespérée de « sauver » Renata de ses « démons ».
L’ensemble de la distribution est à la hauteur de cette réalisation exigeante. Trelinski est aussi réalisateur de cinéma; sa direction d’acteur, très enlevée, tient le public en haleine. On pense aux mises en scène de Warlikowski, mais sans le cynisme souvent présent dans les réalisations de l’aîné polonais. L’espace qui évoque des décors de cinéma est immense et segmenté en différents lieux éclairés, notamment de phrases en néons colorés. Il permet aux protagonistes de donner toute la mesure de leur virtuosité physique et vocale.
Si, au début, on est parfois gêné par cet univers sonore très envahissant (l’orchestre nécessaire à l’exécution de l’oeuvre est un des plus importants du répertoire et on a parfois l’impression que les voix sont tenues à distance), au fur et à mesure du déroulement de l’opéra, on se laisse submerger par la musique, comme cette femme est submergée par ses propres fantasmes. On se trouve alors pris dans une sorte d’irrationalité, très forte et très belle.
(Merci à Bernard Foccroulle pour son éclairage historique et dramaturgique qui a permis de rédiger ce billet.)
L’Ange de feu de Serguei Prokofiev, mise en scène Mariusz Trelinski, direction musicale Kazushi Ono au Grand Théâtre de Provence du 5 au 15 juillet 2018 dans le cadre du Festival International d'art lyrique d'Aix-en-Provence avec l'ochestre de Paris. Avec: Ausrine Stundyte (Renata), Scott Hendricks (Ruprecht), Agnieszka Rehlis (La Voyante / La Mere superieure), Andrei Popov ( Mephistopheles / Agrippa von Nettesheim), Krzysztof Bączyk ( Faust / L'Inquisiteur), Pavlo Tolstoy ( Jakob Glock / Un medecin), Lukasz Golinski ( Matthieu Wissmann / L'Aubergiste / Un serviteur), Bernadetta Grabias ( La Patronne de l'auberge), Bozena Bujnicka ( Premiere religieuse), Maria Stasiak (Seconde religieuse).