Jeudi 12 juillet
Pour avoir travaillé à un projet de mise en scène de Didon et Enée, j’ai pu me confronter aux difficultés posées par la concision dans laquelle l’action de ce joyau de l’opéra baroque est exposée.
Les jeunes filles du pensionnat de Chelsea où l’oeuvre a été créée en 1689 étaient dotées d’une solide culture classique et les personnages de la mythologie greco-romaine n’avaient sans doute pas de secret pour elles…
Aujourd’hui qui connaît encore l’histoire de Didon, princesse qui a fui la Phénicie (actuel Liban) pour fonder la cité de Carthage (dans l’actuelle Tunisie) ?
Alors que l’opéra est souvent synonyme de temps étiré, c’est en une heure à peine qu’Henry Purcell et son librettiste Nahum Tate déroulent la suite des évènements qui font la trame de Dido and Aeneas : l’arrivée d’Enée (qui a fuit la guerre de Troie) et de sa flotte sur les rives de Carthage, sa rencontre avec Didon, leur histoire d’amour (sans doute consommée), le sort funeste qui leur est envoyé par les sorcières par l’intermédiaire de Mercure, l’abandon de Didon par Enée et la mort (par suicide?) de celle qui était devenue la reine de Carthage.
Purcell est au meilleur de sa forme, il distille airs joyeux, guerriers et amoureux et fait dialoguer les personnages avec le choeur au gré d’un récit qui file à toute allure.
Ce choeur peut être, comme dans sa conception antique, un « commentaire » de l’action ou des tourments de l’âme, glisser dans une fonction irrationnelle et devenir la voix des sorcières (à l’époque de Purcell et Shakespeare les spectateurs en raffolaient) ou devenir un personnage à part entière (comme dans le choeur des marins).
La brièveté de l’opéra induit souvent l’ajout d’un prologue. La belle idée de cette réalisation mise en scène par Vincent Huguet est d’avoir introduit dans ce prologue (magnifiquement écrit par Maylis de Kerangal ) un nouveau personnage qui relate l’histoire de Didon avant qu’elle n’arrive à Carthage. C’est Rokia Traoré qui incarne cette « femme de Chypre » qu’on peut voir comme une femme d’exil d’hier (le récit antique reste présent) et d’aujourd’hui (récit de ces femmes venues d’autres parties de la Méditerrannée pour échapper à un destin néfaste et qui rêvent d’en reconstruire un autre à force de courage et d’abnégation).
Sans craindre le télescopage des univers musicaux, Rokia Traoré interprète de sa voix chaude et sensuelle des chants mandingues bouleversants accompagné par Mamah Diabaté au luth malien.
Aurélie Maestre a choisi pour son décor de fondre les différents lieux de l’action (le palais, le port, la plage, la forêt) dans un seul espace surplombé d’une jetée immense qui marque la frontière entre la mer et le ciel.
Ces éléments dramaturgiques et scénographiques permettent au propos de placer le déchirement de la séparation et de la mort, sous le signe d’un destin tragique universel qui se superpose au sentiment d’abandon amoureux.
La sobriété et la simplicité de la mise en et scène, comme l’engagement des chanteurs à y participer, concourent à rendre lisible et émouvante cette approche contemporaine de l’oeuvre.
La musique poignante de Purcell est superbement interprétée par le choeur et l’orchestre de l’ensemble Pygmalion sous la baguette de Vaclav Luks.
P.S. : J’ai lu avec consternation l’article écrit par Marie-Aude Roux dans Le Monde (13/7/2018). Elle n’a pas aimé le spectacle. C’est son droit. La manière grossière et inélégante dont elle parle de Kelebogile Pearl Besong (elle était souffrante à la première et a ensuite dû être remplacée par Anaïk Morel) est déplorable. Pour paraphraser le mépris avec lequel elle traite les chanteurs de cette réalisation je pose à mon tour la question : Que fait cette critique dans le plus important quotidien français ?
Dido and Aeneas d’Henry Purcell, livret de Nahum Tate, nouveau prologue écrit par Maylis de Kerangal interprété par Rokia Traoré, direction musicale Vaclav Luks, mise en scène Vincent Huguet, décors Aurélie Maestre. Chanteurs : Anaïk Morel, Tobias Lee Greenhaigh, Sophia Burgos, Lucile Richardot, Rachel Redmond, Fleur Barron, Majdouline Zerari, Peter Kirk. Choeur et orchestre de l’Ensemble Pygmalion. Au Théâtre de l'Archevêché jusqu'au 23 juillet, dans le cadre du Festival d'Aix-en-Provence.