Begin the Beguine, Jan Lauwers avec son mentor

Photo Marc Ginot.

En 1987, John Cassavetes écrit le Begin the Beguine pour ses acteurs fétiches – des acteurs de la troupe permanente du théâtre humain TROP humain (hTh) (Gonzalo Cunill et Juan Navarro), le CDN de Montpellier, producteur de cette version alors qu’il était encore dirigé par Rodrigo García au moment de la création (2017). Ben Gazzara et Peter Falk, déjà réunis en 1970 dans Husbands. Mais la mort du cinéaste en 1989 met fin au projet, et le texte ne sera pas monté. Vingt-cinq ans plus tard, l’éditeur allemand S. Fischer Verlag propose à Jan Lauwers de le mettre en scène. Après une première production en 2014 en collaboration avec le Burgtheater de Vienne, il en offre ici une nouvelle version conçue pour des membres de Needcompany (Romy Louise Lauwers et Inge Van Bruystegem) et des acteurs de la troupe permanente du théâtre humain TROP humain (hTh) – CDN Montpellier (Gonzalo Cunill et Juan Navarro).

On ne sait pas bien quel âge ont Gito et Morris, les protagonistes, mais on perçoit dès le début que ces deux vieux amis sont au bout de quelque chose – ou plutôt, après quelque chose. Comme si la pièce venait les saisir après que leurs trajectoires, jamais précisées mais que l’on devine chaotiques, les ont placés hors de la vie et du monde, seuls, à l’écart de leurs propres passés comme de projets futurs. Tout ce qu’on sait d’eux, ou presque, c’est qu’ils ont atterri là : dans une ville de bord de mer, quelque part en Europe, et surtout dans l’espace clos d’un appartement une chambre, dont on ne sortira pas. Habités par un vide existentiel à la Beckett, Gito et Morris trompent l’ennui en invitant des prostituées, le premier clairement déprimé, le second s’efforçant de croire encore à la légèreté, au plaisir et au simulacre d’amour que ces rencontres lui offrent. On passera deux heures dans ce no man’s land avec eux et les duos féminins qui se succèdent – toujours interprétés par les mêmes comédiennes pour, explique Jan Lauwers, réajuster le déséquilibre entre personnages féminins et masculins dans cette pièce très centrée sur des (anti)héros mâles quinquagénaires. Deux heures où l’ennui guette, où les conversations s’enlisent, où la dépression anesthésie les désirs, où l’on paye pour avoir quelque chose qui ne se donne jamais. Le tragique se loge dans la banalité des conversations, dans les regrets, les manques et la douleur essaimés dans les règlements de compte et les agacements d’une amitié vieillie. On retrouve les grands motifs de Cassavetes : l’usure, l’isolement, le besoin d’affection et, d’autant plus beaux qu’ils sont fugaces, les « torrents d’amour » (Love Streams, un de ces derniers films, est éblouissant). Ici, ils surgissent dans les bribes d’attachement qui se nouent entre les deux amis et certaines des prostituées qu’ils rencontrent, mais surtout dans le lien de Gito et Marris, compagnons du déclin, se soutenant pour essayer encore de faire quelque chose avec leurs vies. Parfois, au détour de pauvres échanges et de moments ratés, surgissent entre tous ces personnages au bord de l’effondrement des éclats de rire, de douceur et d’exubérance qui les apaisent et les magnifient, et où affleure toute l’humanité de Cassavetes.

L’humanité de Cassavetes : voilà notamment ce qu’admire Jan Lauwers chez le cinéaste, qu’il reconnaît comme « un de ses rares mentors ». La manière dont il travaillait avec ses acteurs, en particulier, a été une source d’inspiration pour Needcompany : des acteurs qui interprètent des personnages, certes, mais sans se départir de leurs singularités, de leurs rugosités, de leurs fêlures, qui toujours, affleurent. De fait, les relations qui se nouent sur scène dans Begin the Beguine reflètent parfois cette porosité, donnant des moments de grande spontanéité et d’une vive intensité. Inge Van Bruystegem en particulier, tour à tour sèche et folle, et qui n’est pas sans rappeler Gena Rowlands, est particulièrement captivante. Cependant, l’atmosphère de huis-clos finit par devenir pesante. Même si Jan Lauwers a coupé dans le texte, on s’ennuie parfois face à l’interminable logorrhée de Morris, aux énièmes rendez-vous… et, parfois, au jeu répétitif des comédiens. Certes, l’engourdissement, l’inefficacité de l’action et l’ennui font en partie la force des films de Cassavetes. Mais le cinéma offre des contrepoints à l’intarissable flot de parole, donnant à voir la mélancolie et l’intimité à travers le travail sur l’image, la diversité des points de vue et des angles de caméra. Ici, le décor est minimal et les seules respirations reposent sur la vidéo, qui laissent deviner comme autant de transitions les ébats dans la chambre, derrière le rideau. Mais le procédé ne parvient souvent qu’à étirer les longueurs de cette pièce à la richesse inégale. Les personnages semblent le plus souvent flotter dans un monde désincarné, assez statique, alors que la beauté des films de Cassavetes réside dans leur caractère incarné et dans les variations sur les rythmes, explosifs ou lancinants, des êtres et des relations. Certes, on est reconnaissant à Jan Lauwers d’avoir porté sur scène les tourments de Gito et Morris, tournoyant autour du vide, mais il n’empêche : on aurait voulu voir Begin the Beguine en film. Par John Cassavetes.

Begin the Beguine, Jan Lauwers & Needcompany
Photo Marc Ginot.
Vu au Kaaitheater (Bruxelles).
Texte John Cassavetes | direction Jan Lauwers | avec Gonzalo Cunill, Juan Navarro, Romy Louise Lauwers & Inge Van Bruystegem | production humain trop humain – CDN Montpellier | recréation à partir d'une production du Burgtheater & Needcompany, Mars 2014 | support the Flemish authorities

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