– AVANT LA PREMIÈRE. Je suis assis. La salle est dans la pénombre, le plateau est faiblement allumé. Je ne sais pourquoi, je me souviens tout à coup qu’un jour, après avoir regardé un match de foot, je m’étais demandé si les joueurs – comme souvent les acteurs de théâtre – pissent avant d’entrer en jeu. C’était une question assez triviale, j’en conviens. Mais pourquoi faudrait-il se l’interdire dès l’instant où le théâtre, le sport, mettent en branle des corps humains ? Et cette interrogation n’était pas sitôt venue qu’elle fit remonter de ma mémoire un souvenir, celui d’une émission de radio que j’avais entendue il y a longtemps, où Mary Marquet, une grande actrice, celle-là, un de ces monstres sacrés à l’ancienne, déclarait avec un aplomb inimaginable (je cite approximativement): « on n’est pas vraiment actrice si on n’a jamais pissé dans l’évier de sa loge ». Ha ! J’imagine d’ici la scène ! La grande Marquet un pied sur une chaise, l’autre sur le lavabo, relevant la robe d’Hermione, et s’efforçant de pisser trois ultimes gouttes pendant que le régisseur de plateau frappe à la porte de la loge en disant : « madame Marquet en scène dans une minute ! »
Le prêtre – encore un corps qui fait spectacle – doit-il pisser juste avant la messe ? Diable ! La première idée est que non. Tout cela s’accorde mal avec le sacré de la croyance. Le ciboire et la zigounette, même quand elle ne sert à rien d’autre qu’à faire pipi, ne font pas bon ménage juste avant l’office. La fonction sacrée n’a pas de vessie, aucun bas-ventre, aucun organe, surtout celui-là. Mais la fonction est incarnée, portée par un homme. Du point de vue de l’individu-prêtre, le rituel est aussi une performance à accomplir. Elle est modeste pour un curé de campagne qui se produit devant quelques rares fidèles. Mais imaginons une cérémonie prestigieuse dans une église qui a pignon sur rue. La modestie n’est plus de mise. Ambassadeurs, industriels, banquiers, chefs d’État, le public huppé est là, les caméras de télévision retransmettent le show, le monde est à l’écoute. Alors oui, le prêtre est clairement proposé en acteur du spectacle, d’un grand spectacle, et dans ce cas pourquoi n’aurait-il pas le réflexe des acteurs ?
Ce possible, permettez que je l’étaie d’un souvenir personnel (encore).
Lors de ma communion solennelle, le curé qui tenait à ce que les choses soient bien ordonnées, nous avait fait répéter quelques jours plus tôt l’avancée en rang vers l’autel dans l’église. Bons pains bien pétris, nous chantions : « je m’avancerai jusqu’à l’autel de Dieu, la joie de ma jeunesse » en nous efforçant de le faire d’un pas lent et cadencé. Il fallait bien marcher et bien chanter. Les deux en même temps. Pas trop vite, pas trop faux. Et pareillement, en bons petits acteurs que nous aurions à être le jour de la cérémonie, nous avons plusieurs fois répété la prestation du serment de fidélité au Christ. Moi, douze ans, dans mon premier costume gris (adieu les courtes culottes), les cheveux bien collés à la brillantine, avec le sérieux que vous me connaissez, déjà mort de trac en pensant à l’avance à maman qui me regarde et qui sanglote d’émotion, je pose la main droite sur le Saint Livre et je dis (voix sucrée du curé: « parle dans le micro, Jean-Marie, tiens-toi bien droit, n’aie pas peur, le Bon Dieu est ton ami. ») Donc, après cette interruption intempestive, je respire un bon coup et je bredouille : « je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres et je m’attache à Jésus Christ pour toujours. »
Bien sûr, l’enfant que j’étais s’interrogeait sur les pompes de Satan. Les pompes de Satan ? Tout de même, je n’étais pas aussi niais que vous le croyez. Je comprenais bien que ça ne pouvait pas vouloir dire ce que je pensais que ça voulait dire. De là à vraiment comprendre ! J’avoue que je ne voyais pas trop, et je ne voulais évidemment pas poser la question au sirupeux serpent khââ qui allait encore en profiter pour me retenir après le catéchisme. Jusque là, aucun détail trop trivial. Puis le dimanche suivant, ce fut le grand jour. Maman portait un beau tailleur et un grand chapeau. Les cloches d’onze heures sonnaient à toute volée, les grains d’encens fumaient sur la braise des encensoirs. Pour les acolytes, on avait sorti les étoles rouges bordées d’hermine. Et au moment de former le cortège – nous étions une vingtaine dans la sacristie, tous et toutes plus pomponnés qu’un régiment de caniches nains – une grenouille de bénitier (elle aide monsieur le curé dans sa tâche, voyez-vous), avait glapi : « Personne ne doit aller faire pipi ? Personne ? Si quelqu’un a besoin, c’est le moment, on va commencer ». Du coup, la messe avait pris dix minutes de retard ! Et de l’état des toilettes, nous ne dirons rien.
Je ne sais pas pourquoi mais l’idée qu’on pisse avant d’entrer en scène me réconforte. Dans le cas du sportif, dans le cas du curé, dans le cas de l’acteur. Il y a là quelque chose de profondément terrestre. Vous aurez remarqué que le sportif, à la différence des deux autres, pisse aussi après sa prestation. Mais cette fois, le sens de l’acte est totalement différent. Il ne faut pas y voir une manifestation d’humanité. C’est d’un contrôle qu’il s’agit. On veut traquer la triche. Le joueur n’est plus un homme, c’est un suspect. Le pipi n’est plus un hommage anticipé rendu à l’exploit qui va suivre, c’est une présomption de faute, un quasi aveu exigé sur un mode comminatoire. Vous ne m’enlèverez pas de l’idée qu’au nom d’une éthique de la performance vraie, il y a là une atteinte à la dignité. Imagine-t-on un instant qu’on fasse pisser le pape après la messe de minuit ! Quel scandale ! « Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères, nous avons la douloureuse tristesse de vous informer que la messe de minuit à laquelle vous venez d’assister est entachée d’irrégularité. Sa sainteté ayant un peu forcé sur les anabolisants, la transsubstantiation n’a pu avoir lieu dans des conditions considérées comme valables. » Mon Dieu ! Je n’ose imaginer l’onde de choc qui frapperait le monde entier. Les mécréants se frotteraient les mains. Pour leur clouer le bec, on exigerait la contre-expertise. Et en cas de faute incontestable, que faire ? On imagine mal la Curie romaine suspendre le pape pour six mois, ce serait la pagaille au Vatican.
L’acteur qui pisse avant d’entrer en scène est vulnérable, bancal. Il est concret, fragile, éphémère comme le théâtre. Il est intempestif, irrévérencieux, attentatoire aux brumes des idéalistes, prêt à rabattre le caquet des transcendances trop fières d’elles-mêmes, toujours déjà rétif à la sublimation par laquelle les grandiloquents de l’art veulent châtrer la vie. Et pourtant dans quelques instants, cet acteur (cette actrice) sera sublime. Oui, sublime. Il va porter en triomphe deux mille cinq cents ans d’histoire. Il va faire chanter la grande tradition du théâtre. Il va redonner un présent aux forces créatrices du passé. Il va faire œuvre de vie pour des personnages contemporains qui n’existent encore que sur le papier. Il va être lui-même et un autre dans une virtuosité et un talent qui le distinguent un instant du reste des hommes. La proximité du trivial et du sublime m’enchante. Je n’aime pas que l’un veuille aller sans l’autre. Le trivial sans le sublime, c’est la télévision. Le sublime sans le trivial, c’est la messe. Le théâtre déjoue le double piège par sa dialectique du haut et du bas.
Le Théâtre Varia n’est que pénombre. Le plateau faiblement éclairé. Je suis assis dans la salle, seul, flottant. Je laisse courir ma mémoire. Je rêve. Qu’est-ce que je fais là ? Rien. J’attends. Je suis en suspension. Dans les loges, les acteurs achèvent leur métamorphose ; dans la cabine de régie les techniciens vérifient les instruments du spectacle qui va suivre. Je suis seul, isolé, inapproprié à la nervosité positive qui règne autour de moi, extérieur par la force des choses. (À quoi peut bien servir un auteur à quelques minutes de la création de sa pièce ? C’est un inutile, un gêneur, un homme à contretemps qui se croit au bout du travail alors que le travail est encore à faire).
Je suis inutile, mais heureux comme roi en son palais. Je suis entre deux temps. Je suis entre deux mondes. J’imagine qu’un cosmonaute sur le départ regarde son habitacle avec le même sentiment d’irréalité. C’est le réel et ce n’est pas le réel. Dans ce moment de suspension entre le travail de répétition qui a précédé et la flambée d’imaginaire qui va suivre – toujours le trivial et le sublime – je capte une impression de profonde appartenance. On peut certainement avancer des raisons objectives pour justifier ce sentiment d’appartenance. Comment, par exemple, pourrais-je oublier que ce Varia me fit auteur, puisqu’il n’est d’auteur que joué et rejoué, et que j’ai trouvé au Théâtre Varia les conditions de déploiement de mon activité d’écriture ?
Pourtant, à cet instant, c’est à quelque chose de plus subjectif, de plus personnel, de plus privé que je suis sensible. Dans ce lieu qui attend avec moi que le rideau se lève, tout, même le calme presque sacré qui tombe sur cet instant d’avant la première et laisse percevoir au fond du silence l’écho des premiers chants de la tragédie ; tout, même le bruit d’une chasse d’eau que je n’entends pas mais que je peux fort bien imaginer du côté des loges, tout me dit : ici, tu es chez toi. C’est ta maison. C’est ta vraie maison.
Ce texte a été publié dans le numéro 58-59 d'Alternatives théâtrales en octobre 1998.