Le rideau s’ouvre sur la très belle scéno de Daniel Lesage où des objets hétéroclites s’empilent à l’air libre et forment autant d’histoires intimes que de symboles renvoyant à la grande Histoire, celle de l’Amérique d’avant la guerre civile, un monde sur fond de mississipi blues qui nous emmène (en diligence) à la suite des frères Lehman, traverser ce rêve américain où tout est permis : un immigré juif, débarque, du fin fond de sa Bavière natale, aux USA, ouvre avec ses deux frères à Montgomery (Alabama) un magasin de tissus qui deviendra, en quelques générations, un empire financier planétaire presque immortel.
Trois acteurs exceptionnels, Pietro Pizzuti, Angelo Bison et Iacopo Bruno, dans des styles expressionistes proche de la commedia dell’arte ou du mime, déploient (quasi) à la lettre le texte original, écrit par Stefano Massini et traduit par Pietro Pizzuti. Conservant sa structure en trois parties, la mise en scène de Lorent Wanson, très rythmée, proche du cabaret – la musique y joue un rôle essentiel – permet de donner à cette « tragédie de la démesure » (ou hybris, topos de la tragédie grecque) issue du capitalisme à outrance que nous connaissons, un déroulement chaleureux et très drôle.
Au-delà de la performance technique (un très long texte et près de cinq heures de représentation), les acteurs s’adressent au public dans la lignée du théâtre-récit italien et trahissent chacun, à travers leurs différents personnages (plus de cinquante en tout !), une part de leur personnalité propre. La dramaturgie laisse, en effet, une large place aux origines italiennes des acteurs. Ce clin d’œil au contexte belge contemporain de la célébration des cinquante ans de l’immigration italienne permet d’ajouter – sans jamais alourdir – une couche narrative passionnante : des trois Allemands d’origine, on passe régulièrement et sans transition à une bande de brigands italiens, revisitant en passant quelques clichés cinématographiques sur la Mafia.
La banque est incarnée sur le plateau par un simple coffre-fort que nos trois lascars s’échineront à ouvrir. Comment pénétrer le secret bancaire ?
La suite nous dévoilera une partie de la réponse. Les origines du krach qui a liquidé la Lehman en 2008 remontent loin dans le temps, au moment où cet homme donc, Henri Lehman, débarque à New-York au petit matin d’un 11 septembre des années 1840. Il mourra de la fièvre jaune quelques années plus tard mais aura eu le temps de « former » ses deux frères, Emmanuel (surnommé « le bras ») et Mayer (« la patate »). Après la guerre de Sécession, Emmanuel ouvrira un bureau à Liberty Street (NY) alors que son frère, resté en Alabama, reconstruira l’état en empruntant des capitaux publics.
Tout le reste suivra le cours que l’on connaît, avec la crise financière de 1929, la Grande Dépression, le new deal de Roosevelt, jusqu’en 2008 ; cette dernière débâcle venant à bout de Lehman Corporation, dirigée alors par Dick Fuld, « élève » de Glucksman et Peterson, fils d’immigrés eux aussi – respectivement hongrois et grec -, traders d’exception engagés sur le tard, qui répètent ainsi la parabole d’émancipation de la fratrie bavaroise.
Le dernier Lehman, Bobby, au contraire de ses frères qui affectionnaient les denrées de première nécessité comme le coton ou le café (plus tard les chemins de fer), a, lui, préféré investir dans l’art (les films notamment, comme King-Kong), les ordinateurs, les avions, et enfin, les opérations boursières. La banque Lehman, dont il ne restera aucun descendant direct, fabriquera de fait en fin de course de l’invisible : de l’argent pour de l’argent, ad nauseam.
La pièce se termine par la résolution du mécanisme d’ouverture du coffre : le mot magique étant « American Express », soit les ultimes acquéreurs de la société.
Fidèle à lui-même, Lorent Wanson interroge à travers cette oeuvre nos racines individuelles et universelles pour mieux questionner l’avenir. Ce qui compte dans sa relecture n’est ni la religion juive (ashkénaze), ni la nationalité d’origine des frères Lehman mais le sentiment d’appartenance à une communauté.
Une communauté qui nous rassemble tous pour partager un grand moment de spectacle vivant.
Il est possible de voir chaque partie séparément. L'intégralité se joue encore le 11 juin à partir de 15h. Lehman Trilogy de Stefano Massini est publié en Italie par EINAUDI, avec une très belle préface de Luca Ronconi. Traduit en français par Pietro Pizzuti et publié chez l’Arche éditeur. Luca Ronconi a créé Lehman Trilogy début 2015 au Piccolo Teatro de Milan. En France, Arnaud Meunier (comédie de Saint Etienne) l'a montée en 2014. Sur le thème « théâtre et argent » Alternatives théâtrales 126-127 (novembre 2015), contenant deux articles sur Lehman Trilogy. De Stefano Massini / Pietro Pizzuti, avec Angelo Bison et Andréa Hannecart, lire aussi Hommage aux femmes non rééducables, Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa, sur cette pièce montée tout récemment par Michel Bernard au centre culturel des Riches claires. Sur Lorent Wanson : theatreepique.be Avec Angelo Bison, Iacopo Bruno, Pietro Pizzuti et au piano Fabian Fiorini ou Alain Franco. Scénographie Daniel Lesage avec la collaboration de Catherine Somers / Création lumières Renaud Ceulemans / Costumes Françoise Van Thienen / Arrangements musicaux Fabian Fiorini et Alain Franco / Travail vocal Christine Leboutte / Assistante à la mise en scène Caroline Bondurand / Stagiaire Anais Moray / Direction technique Lorenzo Chiandotto / Régie plateau Stanislas Drouart / Régie Lumière Gauthier Minne / Habilleuse Nina Juncker. Une coproduction Rideau de Bruxelles / Théâtre Épique / Théâtre du Sygne.