Alors que Lorent Wanson s’apprête à monter, au Rideau de Bruxelles, le très ambitieux Lehman Trilogy que nous avons évoqué dans le n°126-127 d’Alternatives théâtrales, Michel Bernard vient de terminer les représentations au Centre culturel des Riches claires de Femme non rééducable, un autre opus, plus ancien mais ô combien d’actualité, de Stefano Massini.
Au-delà de l’hommage à cette femme extraordinaire que fut Anna Politkovskaïa, la dérangeante journaliste de la Novaïa Gazeta de Moscou, connue pour son militantisme en faveur des droits de l’homme et de la liberté de la presse et décédée il y a tout juste dix ans, c’est un bel acte d’engagement que de présenter ce texte.
L’auteur, Stefano Massini, s’est basé sur des articles de la journaliste et sur des notes autobiographiques qu’il a transformés en travaillant sur le « déclic instantané », sur la « séquence immédiate », comme il les nomme lui-même, sur les flashs qui cueillent un détail et dont la somme façonne un ensemble. Ce qui l’intéressait était de « donner une dignité théâtrale à une sensation » qui l’a touché à la découverte des textes et de la vie d’Anna P. Il a tenté d’en réaliser un album d’images en reproduisant cette « cruelle immédiateté ».
Le texte est conçu en une vingtaine de tableaux, comme une galerie de zooms sur des situations précises, des ambiances, parfois des états d’âme. À chaque début de tableau, le lecteur / spectateur ne sait rien : il est brutalement projeté par les mots dans un contexte précis ; c’est à lui d’en reconstruire les détails. Vingt fois de suite, nos yeux s’ouvrent et se ferment sur des thématiques et des lieux différents, qu’il faut sentir. Il ne s’agit pas d’un texte sur Anna P. mais d’un voyage depuis les yeux de la journaliste : une « vision subjective dans les abysses russo-tchétchènes ».
La mise en scène de Michel Bernard et le jeu d’Angelo Bison et d’Andréa Hannecart ont pleinement saisi cette fausse objectivité de l’auteur et ont su éviter le pathos qui aurait alourdi dangereusement les propos, assez forts en eux-mêmes. Chacun à leur tour incarne la reporter, et Angelo Bison joue aussi les autres personnages, comme le jeune soldat tchétchène, le médecin gérant d’hôpital, etc.
Contrairement à la mise en scène de la Compagnie de la Souricière que nous avions vue dans le OFF d’Avignon en 2015, ici, pas de projection vidéo ni photo, inutiles. Les mots sont plus transgressifs que les images. Souvent, ils suffisent.
Sur la scène très sobre de la salle des Riches claires, des perfusions d’eau s’égouttent du plafond : simple métaphore de la guerre, avec son lot de blessés des deux côtés. Un rappel aussi, peut-être, de l’image du début : la tête sanguinolente du soldat tchétchène, exposée sur un gazoduc, qui goutte… Scène dont Anna P. fut témoin et qui l’a fortement marquée…
Pas de manichéisme non plus, même si, pendant leurs interrogatoires, les Russes demandent sans cesse à la journaliste de prendre position :« prendre position c’est faire preuve d’intelligence » lui répète-t-on comme une litanie. Mais ni les militaires russes ni les terroristes tchétchènes n’ont raison, évidemment. Comment choisir entre ceux qui prennent d’assaut une école et ceux qui exécutent des enfants ? Entre les soldats russes qui réalisent des « fagots humains » avec des Tchétchènes pris au hasard dans les villages, pour en tuer le plus possible, et les terroristes tchétchènes qui se font exploser dans un théâtre, où plus de huit cents personnes – hommes, femmes et enfants – sont rassemblées ?
Pas émouvoir donc, même si, forcément, on l’est, devant ce drame annoncé – Anna Politkovskaïa, haïe par les autorités russes et par le Président Vladimir Poutine et définie par le Kremlin « non rééducable », sera assassinée le 7 octobre 2006 en bas de chez elle – mais heurter indiciblement le spectateur et stimuler sa curiosité.
Pietro Pizzuti a signé les traductions de Lehman Trilogy et de Femme non rééducable, publiés chez Arche-éditeur. Il participera en tant qu’acteur à Lehman Trilogy montée par Lorent Wanson au Rideau de Bruxelles du 24-5 au 11-6.
Les citations sont extraites de notes de Stefano Massini sur son texte (traduites par nous).