On vous recommande de voir ce spectacle de Marlène Saldana et Jonathan Drillet à la Bastille à partir du 26 février 2024.
Vous retrouverez ce texte de Pablo-Antoine Neufmars sur Showgirl dans le N° 150-151 consacré au cabaret
Pourquoi se lancer dans l’adaptation de Showgirls[1], le film si controversé de Paul Verhoeven ? Ce même film qui a marqué au fer rouge la carrière de Nomi Malone, alias Elizabeth Berkley, à la suite d’une entreprise de démolition massive menée par différents médias. « C’est justement ce qui me touche, c’est son histoire à elle, le destin de cette actrice de 20 ans qui s’est fait massacrer par les critiques », nous confie Marlène Saldana, à l’origine de cette adaptation. Ces critiques au vitriol inspireront l’écriture de la pièce, notamment pour l’ouverture : la fameuse scène d’audition. La « patte connard » et l’hyperviolence du scénario original sont suivies de très près, jusqu’à les renforcer par des extraits du New York Times de l’époque ; des diatribes à coups de « C’est une méthode dramatique le fait que tes seins jouent mieux que ton visage ? » ou « C’est quoi ces nibards ? Tu t’es fait greffer des pastèques ou quoi ? On bosse dans le spectacle vivant ici, pas dans l’agriculture ».
Mais revenons un instant sur la genèse, sur le premier désir de Marlène : « J’adore ce film depuis 1997, depuis ma première copie en VHS. Quand j’en parle autour de moi, notamment auprès des danseurs, tout le monde me dit que c’est un film culte. Puis, j’ai participé à 20 danseurs pour le xxe siècle de Boris Charmatz, où j’ai proposé de reprendre l’intégralité du scénario de Showgirls. Et là, j’en ai parlé à Jonathan Drillet avec qui je crée des pièces depuis 2008, et on s’est lancé dans ce quasi-solo, grâce au soutien de Philippe Quesne lorsqu’il était à la direction du Théâtre des Amandiers. » Dans le dossier artistique de Marlène et Jonathan, une phrase tente de résumer leur ambition : « Une fiction cynique et sombre qui serait aussi un documentaire tentant de dévoiler ce qui se passe vraiment à Vegas, de manière hyperbolique, over the top, à base d’extravaganza à tous les niveaux. »
Lors de notre entretien, Marlène et Jonathan sont justement à Las Vegas, en résidence « déplacée » de la Villa Albertine, pour réaliser une vidéo expérimentale à partir de la techno de Rebeka Warrior conçue pour le spectacle. Pour Marlène : « Las Vegas, ce n’est pas possible, j’adore, ça m’excite de voir un concentré imbuvable de notre monde : j’adore ça ! Les gens sont décomplexés, il y a beaucoup de gens bourrés, et c’est une ville très populaire, ça me touche beaucoup, tout est horizontal : Burger King est à côté d’une galerie qui vend des Picasso, en face de Starbucks, on peut acquérir un piano incrusté de pierres pour un million de dollars ; il y a une ultra-sollicitation des yeux, des oreilles, le tout avoisinant des paysages hallucinants, désertiques. » Cette description photographique questionne d’emblée la notion de goût : mauvais, bon, too much… « À Las Vegas, cette violence du goût, elle me plaît, me passionne », précise-t-elle. Quant à Jonathan, il nous décrit une certaine « vision de l’enfer » : « Pour moi, cette ville incarne les pires défauts de l’empire capitaliste américain, occidental, vus à la loupe ; un duty-free en forme de ville au milieu du désert, des boat-shows sur la “dead pool” que forme le lac Mead, cette réserve d’eau géante quasi épuisée dont personne ne parle ; c’est la fête dans un environnement complètement instable, c’est comme danser sur un volcan. »
Mais c’est par un tout autre détour que Marlène arrive à trouver la clé de son récit scénique : grâce à R. Kelly, et son Trapped in the Closet, une sorte de telenovela slash-clip autoroute, où le chanteur de R’n’B décrit tout ce qui lui arrive, en rimes, pendant trente-quatre heures. C’est le déclic, elle se lance avec Jonathan dans l’écriture de son Showgirl, pensé d’abord à la Beckett, sauce Oh les beaux jours, avec une Marlène coincée dans un volcan : « Quelque chose de très radical mais chiant ; et puis on n’écrit pas aussi bien que Beckett ! » Finalement, difficile de résister à l’hyperbole, à ce langage d’ordures, au corps en mouvement, aux tenues éruptives, aux sons agressifs : voilà comment cet oratorio techno prend forme, avec l’aide stylistique et glamour de Jean Biche (maquillages, perruques, costumes), mais sans pour autant tomber dans le piège de « l’hommage aux lapdances ». Car au-delà de l’opulence visuelle de Showgirls, l’œuvre questionne le mythe de l’ascenseur social. « Pour quelqu’un qui voit le monde à travers la lutte des classes », Marlène trouve ici un moyen de questionner un sujet de prédilection. « Le film traite de la mythologie populaire de la danseuse : la gloire ou le caniveau. Nomi commence de rien, en bas de l’échelle, en se prostituant dans un vieux rade de la ville, puis elle est propulsée sur les scènes des grands casinos ; son ascension sociale passe par la danse. C’est une réalité : beaucoup de danseurs sont issus de milieux populaires, être danseur est un métier d’ouvrier, tu uses ton corps, tu es traité comme de la merde, le chorégraphe, c’est le grand patron. Ce n’est pas pour rien que les scénaristes ont décidé que le personnage de Nomi deviendrait danseuse. Il y a cette scène emblématique chez Versace, où elle va s’acheter sa première tenue avec son premier vrai salaire, elle écorche le nom de la marque auprès des vendeurs qui la regardent comme une plouc. C’est du pur pointage de classe : tout Showgirls, c’est ça. » Un cadre idéal pour explorer sur scène la figure de la fallen woman, un concept dramaturgique emprunté à l’époque victorienne, qui décrit des femmes de petite vertu – et souvent pauvres –, déjouant leur sort misérable grâce à un happy end rédempteur : l’amour ou la gloire. Autrement dénommé « from whore to heroin », de « pute à héroïne » en français, cette tagline fut une source d’inspiration de nombreux blockbusters de danse comme 42e Rue, Les Souliers rouges, Flashdance. Et Showgirls.
Mais comment le public de théâtre aujourd’hui réagit à ce récit ? « Quand la pièce est programmée, on organise souvent des projections du film en amont, suivies d’une rencontre-débat. Et les jeunes sont souvent hyper-choqués par le film, ils disent que c’est de la merde, un scandale, il y a des filles qui disent “On ne va pas venir voir la pièce, on vient seulement parce que c’est la musique de Rebeka (Warrior)”. Et finalement, la pièce réconcilie avec le film. »
Dans l’ensemble, Marlène et Jonathan restent fidèles à la crudité de langage de Verhoeven, le tout accompagné par une musique techno lancinante, minimaliste, qui « fait avancer le spectacle vers le public, comme un mur. Au début, j’avais l’impression que le public reculait au fur et à mesure du spectacle. Puis, on a décidé d’aérer un peu tout ça, on a fait des trous, dans ce gros mur, pour avoir de l’air ». Ces trous, sublimes, sont des moments chorégraphiés, des changements à vue, des confidences de loges – une scène surnommée « la caverne » – avec Jonathan off-stage.
Ce Showgirl expressionniste déjoue la malédiction qui rôde autour du film ; « j’avais vraiment peur que cette malédiction tombe sur nous » : mais rien de cela. Leur adaptation engage de manière inattendue une prise très moderne sur le male gaze ambiant dans l’entertainement industry. Leur Showgirl est « un exemple parfait de cette zone grise », en plus d’être « un manuel de survie dans un monde peuplé d’ordures », pour reprendre l’expression du réalisateur Jacques Rivette au sujet du film. Un geste subversif pour rétablir inconsciemment le courage d’une jeune Elizabeth Berkley, qui « a tout fait pour avoir ce rôle, a suivi à la lettre les indications de jeu stacatto de Verhoeven, est allée à l’avant-première avec ses parents, pleine d’espoir et, en l’espace de deux heures de projection, s’est fait brûler au lance-flammes par l’industrie ». Tout un rêve brisé pour lequel Marlène et Jonathan insufflent une dignité nouvelle.
[1] Showgirls, film de Paul Verhoeven, est sorti en 1995. Showgirl (au sing.) est la pièce de Marlène Saldana et de Jonathan Drillet, adaptée du film de P. Verhoeven.