Venez découvrir Le Jardin des délices de Philippe Quesne au Festival d’Avignon du 7 au 18 juillet 2023 – Carrière de Boulbon
Vous pouvez lire cet entretien dans le N° 149 d’Alternatives théâtrales intitulé « Théâtre/Paysage », piloté par Christophe Triau et Chloé Larmet.
A partir d’un entretien en date du 12 avril 2023 (version complète ci-dessous)
Depuis la création du Vivarium studio et de la première pièce de la compagnie en 2003, La Démangeaison des ailes, le metteur en scène et scénographe Philippe Quesne poursuit sa quête d’ailleurs, invente des mondes parallèles si possible meilleurs. Privilégiant l’écriture de plateau et le collage d’idées, les cadavres exquis textuels et visuels, il prélève des parts du réel en arrosant ses paradis artificiels, agence des échantillons de paysages naturels, urbains ou extraordinaires ; il recrée des jardins utopiques sans souci de réalisme, ne s’interdisant aucun langage scénique ni plastique.
Si son souci pour le devenir de la planète est sincère, qu’il se demande depuis toujours, avec Bruno Latour, Où atterrir ?, si ses préoccupations pour l’environnement et le commun des mortels humains et non humains[2] traversent ses créations, la représentation scénique de ces questions se traduit par des évocations poétiques et visuelles : des fantasmagories non dénuées d’humour, faisant appel à l’histoire de l’art et à l’imagerie liée à sa bande d’interprètes : jardiniers tout terrain, visionnaires d’outre-monde, habitants de terrariums qui cultivent joyeusement leurs imaginaires débridés pour créer collectivement des îlots habitables pour des communautés en quête de mondes à ré-enchanter.
Sylvie Martin-Lahmani ‒ Que t’inspire l’alliance des termes « théâtre » et « paysage » ?
Philippe Quesne ‒ J’adore ce terme de paysage, c’est pour cela que j’ai tant de plaisir à faire du théâtre, mettre en scène des tableaux vivants. L’espace cadré de la cage de scène, l’analogie avec le terrarium, la possibilité pour le spectateur d’observer des corps en train de mener des expériences, avec des bords de la scène relativement ouverts et une illusion de reconstitution du réel dont le pacte est établi depuis des centaines d’années : le théâtre offre un cadre très propice à la mise en scène du paysage. Toute l’histoire du théâtre est constituée de fabriques du paysage. Même les grandes avancées esthétiques des toiles peintes, de la perspective, sont là uniquement pour faire évoluer notre relation à la façon de transposer la réalité sur scène. C’est un espace fantasmatique incroyable parce que le pacte est clair, les conditions sont posées. Au théâtre, même un sol en terre ou de véritables branches ne font pas illusion longtemps. C’est un art de la transposition. J’utilise du vrai-faux depuis vingt ans, en permanence : chute de pluie qui s’abat sur une toile peinte romantique (Le Chant de la terre, 2021), caverne de bâches plastiques et stalactites en mousse (La Nuit des taupes, 2016), paysage d’arbustes enneigés et rouleaux de coton (La Mélancolie des dragons (2008), île tournante en carton-pâte de Crash Park (2018). Loin d’un théâtre naturaliste, j’utilise un vocabulaire qui montre tous les artefacts et la façon dont les humains sont en capacité de reconstituer des mondes. Ce sont souvent des corps-jardiniers, des communautés de paysagistes qui organisent la scène. J’aime bien faire l’analogie entre le jardinier et le machiniste de théâtre, montrer des acteurs qui bougent eux-mêmes leurs propres objets, des éléments de décor qui évoluent durant la représentation.
SML ‒ Cette alliance entre théâtre et paysage traverse tes créations de nombreuses façons. Commençons par tes explorations des espaces extérieurs, naturels ou industriels, à mi-chemin entre le land art et la création in situ. Je me souviens d’un petit livre de photos en espace naturel qui était extrêmement drôle.
Philippe Quesne ‒ Très rapidement après la création du Vivarium, en 2004, nous avons été invités en Bourgogne à créer Des expériences dans une forêt, autour d’un lac, la nuit. J’ai régulièrement immergé mon équipe dans la vraie nature pour faire des performances, des séances de photos. Pour ce petit livre, on a réfléchi aux actions en milieu naturel et à la vie des plantes en milieu urbain. Ces expériences assez confidentielles, réalisées dans le cadre de festivals dans le paysage de Riga ou au Potager du Roi à Versailles (2012), nous permettaient de conduire des spectateurs en pleine nature. Elles ont donné lieu à des séries de photos et à des films, que j’ai bientôt nommés Bivouacs. J’aimais sortir de la cage de scène et avoir un rapport de vrai et de faux, emmener mon équipe véritablement ressentir des paysages. Les Taupes, indirectement, ont aussi fait l’objet de nombreuses promenades et autres parades semi secrètes, avec des animaux comme guides pour aller dans des bois ou des endroits mystérieux de la ville, des sous-sols, des cavernes.
SML ‒ Dans Farm fatale, créé en 2019, il est question de nature et de paysans (certes aux allures d’épouvantails…), de dépaysement. Comme souvent, tu y représentes un microcosme de manière abstraite : pas d’imitation de la nature, juste un grand cyclo blanc et quelques bottes de paille en laine, des symboles et les ultimes enregistrements sonores d’une terre en péril…
Philippe Quesne ‒ Il s’agit d’une fable sur l’environnement, inspirée de la menace des sols par les pesticides, des horreurs qu’on est en train d’avaler. Et, curieusement, c’est là que j’ai le plus dénudé le plateau avec une toile blanche : comme le degré zéro du paysage, l’espace vide, un cyclo blanc pour accueillir les derniers survivants d’une communauté disparue et masquée. Les tomates, les blés, les océans, les forêts n’existent que dans les discours des personnages. Le vocabulaire choisi ici pour évoquer les espèces végétales et animales étant très explicite et réaliste, j’ai éprouvé le besoin de vider la scène. Il n’est resté que quelques bottes de paille et ces cinq épouvantails : ce sont les mots qui chargent la pièce d’un certain nombre d’images de la nature. Dans d’autres spectacles, j’ai eu besoin de reconstituer la nature parce qu’on n’en parlait pas.
C’est cet équilibre que je cherche toujours dans l’esthétique de mes scénographies. Le Swamp club (2013), par exemple, est assez réaliste. Il s’agissait de protéger un Centre d’art, implanté au centre d’un marécage, menacé d’anéantissement par un projet urbain. À la fin, les interprètes résidant au Swamp club finissaient par ranger les plantes artificielles dans ce centre, car dans mon théâtre on prend autant soin du réel que de l’artificiel ! C’est un vaste projet où l’on peut aussi bien arroser des plantes en plastique et les abriter, que floquer des branches de neige pour les ré-enchanter…
SML ‒ Tu t’inspires toujours de l’histoire de l’art, et tout particulièrement de grands peintres. Pour la mise en scène du Chant de la terre de Mahler, marquée par la nostalgie du romantisme et un lien privilégié au temps et à la nature, tu as installé dans un décor épuré d’immense toiles d’Albert Bierstadt (contemporain de Mahler) évoquant le cycle d’une vie. L’autre chantre du romantisme qui t’a nourri est Caspar David Friedrich. Peux-tu nous parler de Caspar Western Friedrich (2016) ?
Philippe Quesne ‒ J’ai créé ce spectacle à une période où je travaillais fréquemment en Allemagne. J’ai inventé une fable directement inspirée de cet artiste que j’estime beaucoup, qui a commencé à peindre de grandes étendues de nature en y perdant l’individu à une échelle infinie, à le faire même totalement disparaître de la toile – comme a su faire le romantisme pour mieux exalter l’âme humaine. Il a réussi à dépeindre et transposer des paysages, sans peindre d’après nature. Il s’y promenait bien sûr mais il « réinventait » tout dans son atelier à partir de croquis réalisés dans le réel mais sans chevalet posé dans la nature ! C’est une des choses qui m’a intéressé avec lui, ainsi que la cohabitation avec ses contemporains qui forment un grand « club du romantisme ». Caspar David Friedrich a écrit des mémoires sur son époque, des cahiers incroyables, des échanges avec ses contemporains. Au moment où Goethe fait la théorie des couleurs, Friedrich se questionne sur l’intérêt d’exposer ses peintures sur des murs uniques de commanditaire, suggère de pouvoir faire de la musique en même temps, d’éteindre la lumière quand on montre ses toiles dans les musées, de faire jouer des instrumentistes pour créer des mélodies qui accompagneraient la vision de ses tableaux. C’est un aspect plus méconnu de son œuvre que j’ai essayé de laisser infuser, en mettant en scène des cow-boys de western en train d’inventer humblement un musée du romantisme.
SML ‒ Pour les vingt ans du Vivarium studio et à l’invitation du Festival d’Avignon, tu es en pleine création du Jardin des délices d’après le triptyque de Jérôme Bosch. Comment as-tu engagé un dialogue à cinq cents ans de distance avec ce célèbre tableau ?
Philippe Quesne ‒ Comme souvent, le point de départ de cette création a partie liée avec l’histoire de l’art, et non avec un sujet politique ou social questionné frontalement. Pour ce célèbre triptyque de Bosch comme pour les pièces précédentes, la démarche reste la même. Le Jardin des délices commencera vraiment à s’écrire lors des répétitions. À ce jour (12 avril 2023), nous avons commencé à travailler notamment sur des pistes de scénographie, en construction dans les ateliers décor de Vidy Lausanne. Mais ce que j’aime à appeler la fable ou le rapport à la thématique n’est pas exploré : j’attends le début du travail d’enquête avec les acteurs.
SML ‒ Peux-tu quand même partager quelques-unes de tes rêveries autour de cette œuvre aussi délirante que fantastique et atemporelle ?
Philippe Quesne ‒ À ce stade, les idées foisonnent et sont liées à l’histoire de l’art et à la question du paysage, comme souvent dans mon travail : forêts enneigées et marécages déjà évoquées, cosmos dans Cosmic Drama (création 2022), île déserte pour Crash Park, la vie d’une île, monde dépeuplé de vie humaine pour Fantasmagoria, à la manière de ces anciennes lanternes magiques qui projetaient des fantômes et autres créatures. Les lieux de mes fables (souvent des jardins, des îlots, des endroits de nature) sont transposés de manière abstraite. Les jardins de Jérôme Bosch font naturellement partie de mes sources d’inspiration depuis plusieurs années puisqu’ils réunissent mon goût pour la nature et l’art.
Il m’est par ailleurs souvent arrivé de m’inspirer de tableaux. La parabole des Aveugles de Pieter Brueghel l’Ancien a été un point de départ important de D’après nature (2006). Même si le titre n’a pas été conservé, il en est resté une construction nourrissante pour la dramaturgie. Il s’agit également d’un tableau de la période de Bosch, qui met en scène un aveugle conduisant tous les humains à la fosse commune, un guide incapable conduisant les humains à la perte, au sens métaphorique. J’ai emprunté des références à ce même Brueghel dès La démangeaison des ailes, puisqu’on y reconstruisait le tableau La chute d’Icare. L’Effet de Serge, c’est un peu secret, est directement inspiré de L’escamoteur de Jérôme Bosch, ce tableau génial qui montre la coulisse d’un illusionniste, s’adonnant à des tours de magie, pendant que des villageois se font déposséder de leurs bourses par des pickpockets. Ça peut paraître bizarre mais je suis souvent allé puiser dans cette famille de peintres flamands que j’affectionne, et dans cette période clé de passage du Moyen Âge à la Renaissance.
Toute cette histoire de la peinture m’intéresse bien sûr. Mais au-delà de l’intérêt intellectuel, j’éprouve d’étranges sensations en voyant le mélange des espèces animales et végétales, et tous les bestiaires monstrueux dans l’œuvre de Jérôme Bosch. Pour les vingt ans de la compagnie, quoi de mieux que de partir cette fois officiellement du titre d’un tableau comme on partirait d’un texte de Shakespeare ? Parce que Le Jardin des délices est un tableau aussi connu que de grandes légendes romanesques ou théâtrales ! Dans l’histoire des arts, c’est un tableau qui fascine autant pour son aspect historique ‒ la transition d’un Moyen âge révolu à l’ouverture d’un nouveau monde qu’était la Renaissance ‒, que pour son caractère totalement mystérieux pour des générations d’historiens. « Une œuvre ouverte » comme jamais, pour emprunter l’expression à Umberto Eco, peut-être même autant que certaines toiles de l’art abstrait !
Il y a très peu de témoignages sur l’œuvre par l’artiste lui-même. On sait qu’il s’agit d’une commande, Bosch était assez connu quand il a peint cette toile à la fin de sa vie.
C’est génial de voir que 500 ans plus tard, cette œuvre résiste encore aux interprétations multiples, et de pouvoir la prendre comme le point de départ d’une création, comme on s’emparerait du Songe d’une nuit d’été ou de La Tempête de Shakespeare !
C’est très bizarre car j’ai eu le sentiment d’une page blanche, alors qu’il y a toute une imagerie dans ce tableau, avec Adam et Eve, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, les grands thèmes de l’histoire de l’art et de l’humanité…, un traitement d’une incroyable liberté à l’intérieur de chaque motif, un bestiaire fantastique (signe de conciliations, réconciliations et autres tensions entre l’homme et l’animal, entre les espèces) – autant d’éléments qui restent absolument mystérieux aujourd’hui.
Ce triptyque est aussi remarquable ouvert que fermé. Il a un « dos » comparable à une boîte avec son globe gris, la terre qui semble flotter, un sol vierge de toute espèce… Pour toutes ces raisons, ce tableau est passionnant en termes scénographiques.
SML ‒ La nature t’a toujours inspiré mais tu ne crées pas habituellement in situ…
Philippe Quesne ‒ C’est la première fois que je crée véritablement en plein air, avant de transposer en salle. J’ai souvent emmené mon équipe d’acteurs dans des sites naturels, forêts, ruisseaux… Mais c’est la première fois que j’ai la chance d’inventer une pièce qui part à ce point-là d’extérieurs.
C’est le bon moment pour le Vivarium de tenter cette expérience, de faire rencontrer cette époque, ce tableau, la carrière de Boulbon et la vie de la Cie. Je suis habitué à agencer des espaces dans des sites paysagés divers et variés, et plus ou moins liés à un futur inquiétant.
Il y a de l’ironie dans le titre même du Jardin des délices, puisqu’on fait face à une apocalypse latente, avec des gens qui n’ont pas du tout l’air rassurés d’être entourés d’oiseaux merveilleux et multicolores, une sorte d’inventaire de l’espèce humaine et animale prête à décoller sur une autre planète…
Il y a tant de sujets que j’affectionne dans cette peinture : le désintérêt d’Adam et Eve pour leur propre destinée, pendant que l’enfer, à droite, traduit presque une angoisse de la société de consommation de l’époque, l’arrivée des objets de la Renaissance – qui me font penser à Jacques Tati et à sa manière de démontrer les dangers des portails automatiques et du mixeur ! La partie de l’enfer est vraiment suréquipée, comme le monde d’aujourd’hui…, alors qu’au milieu réside le potentiel d’un nouveau monde, à découvrir.
SML : Comment as-tu travaillé avec ton équipe ?
Philippe Quesne ‒ On a partagé de nombreuses lectures, fait des exercices physiques pour ressentir la toile simplement et naïvement : des imitations de parties du tableau, récits de comédiens inspirés de certains détails.
On a travaillé avec des historiens de l’art, on est allés voir le tableau au Prado à Madrid.
J’aime discuter avec des historiens de cette époque.
Le travail s’élabore à partir de cette constellation de textes, peintures, d’interprétations savantes et naïves… J’ai rencontré le chef opérateur d’Almodovar, un homme génial et passionné par le tableau, qui a essayé de convaincre Almodovar de faire un film sur Jérôme Bosch.
J’ai une équipe de neuf acteurs, mes aventuriers traditionnels rejoints par quelques nouveaux. Mais on reste globalement dans mes histoires de communautés, de peuplades. La différence, c’est que cette fois, on plonge littéralement dans un immense paysage à Boulbon. Un site qui mêle l’archéologie et la mythologie du théâtre : un lieu d’extraction de pierres à l’origine, et de créations de Peter Brook et d’autres illustres metteurs en scène.
La pierre était là depuis des milliers d’année. Cet endroit me fait penser à un cratère, une base spatiale, un canyon, un paysage pour décoller, et à la fois un cul de sac, à une vingtaine de minutes d’Avignon…, avec des températures caniculaires. L’an passé, il y a eu des feux de forêt dans cette zone, c’est presque « inspirant » : on buvait des limonades ou des Spritz en terrasse d’Avignon-centre, et les cendres de Boulbon retombaient sur la ville Cette sensation de catastrophe climatique était incroyable, avec les festivaliers et le monde qui continue de tourner.
Qui aurait dit que nos parc d’attraction, nos expériences en appartement avec La Démangeaison des ailes, nous conduiraient vingt ans plus tard à pouvoir mener ce type d’expérience à une telle échelle, avec la dimension très spectaculaires d’un tel site, une jauge à 1200 places…, et à pouvoir vivre de ce métier merveilleux !
[1] Cet entretien complète et prolonge le portrait réalisé pour Artcena par Sylvie Marin-Lahmani et paru en mai 2023, « Philippe Quesne, faire du théâtre autrement » : https://www.artcena.fr/actualites-de-la-creation/magazine/portraits/philippe-quesne-faire-du-theatre-autrement
[2] Philippe Quesne, « C’est la cohabitation humain/non-humain qui m’intéresse », entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati et Flore Garcin-Marrou, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019 : https://www.thaetre.com/2019/06/02/cest-la-cohabitation-humain-non-humain-qui-minteresse/