Lorsque Philippe Jeusette m’a proposé de jouer des moments de Spoutnik, un texte autobiographique, j’ai dit oui immédiatement, c’est un acteur puissant qui sait allier force et finesse, violence et fantaisie, et trouver le contact avec le spectateur. Et Lorsque Virginie Thirion a proposé de transformer le monologue en un spectacle à trois personnages, introduisant, outre le Je qui parle, la figure de la mère et last but not least un musicien qui au besoin prendra la parole, j’y ai vu une ouverture du texte vers le spectateur. L’erreur aurait été d’enfermer le texte dans son projet autobiographique, de le sociologiser, de le faire fonctionner comme une illustration des années 1950. Sa visée universalisante en aurait été considérablement réduite. Au contraire en introduisant un musicien (Éric Ronsse) et ses compositions musicales dans l’affaire, en prévoyant dans le parcours du texte des ouvertures imaginaires (passage du spoutnik, interprétation d’une chanson d’Elvis Presley par Philippe Jeusette), la dimension documentaire, localisée, ouvre le texte à une dimension fictionnelle. L’évocation visuelle des années d’enfance n’a pas disparu. Elle subsiste dans quelques rares photos projetées, un bout de film, et principalement dans la reproduction d’une cuisine ouvrière, plantée sur une petite tournette entre les pieds de projecteurs posés sur le plateau, comme citation d’un espace réaliste, utilisé parcimonieusement par les acteurs, l’espace principal étant plutôt le reste du plateau où est planté ce petit décor. Musique, scénographie et mise en jeu concourent ainsi à ce que le Je-vrai de la narration devienne un Il-de-ce-temps-là dont on raconte l’histoire aujourd’hui. Le biographique du texte sollicite ainsi plus facilement le biographique de chacun. Et chacun peut se retrouver dans une histoire qui n’est pas la sienne. Le geste de mise en scène accomplit un mouvement de mise à distance des faits déjà actif dans la teneur affectueusement ironique de l’écriture. Je n’ai pas assisté aux répétitions. Je suis arrivé confiant à la pré-générale. Au vu du spectacle, j’ai été emballé… et désarçonné. De me voir sur scène dans un corps radicalement autre que le mien m’a surpris, comme si me regardant dans un miroir, j’y voyais un moi-même inattendu. Mais d’entendre les mots de mon existence proférés sur une scène de théâtre m’a ramené à une lecture personnelle de mes souvenirs que je croyais évacuée par l’écriture. Alors que je connais chaque mot du texte, l’émotion m’est venue d’un coup, comme si je ne le connaissais pas. Mon cerveau reconnaissait la qualité du travail, mais mon corps était incapable de vivre le spectacle comme un spectacle. J’étais dans un no man’s land, écartelé entre le passé et le présent, incapable d’être le spectateur que j’étais. Et incapable de revenir à l’enfant que j’avais été, autant que de ne pas y revenir. L’embouteillage mental et affectif s’est estompé après avoir vu quelques fois le spectacle. Du texte vrai-pour-moi, je suis passé à la reconnaissance d’une fiction vraie-pour-tous. L’émotion est d’une qualité autre. Moins due à la reconnaissance du vécu qu’à la qualité de la proposition scénique, elle acquiert une force artistique, elle devient l’émotion-plaisir que donne le théâtre quand il est bien mené.
Le spectacle J'habitais une petite maison sans grâce, j'aimais le boudin est à voir du 16 février au 5 mars 2016 au Théâtre Varia. Avec Philippe Jeusette, Eric Ronsse, Claire Bodson | Composition Musicale Eric Ronsse | Scénographie Sarah De Battice avec l’aide de Philippine Boyard | Construction Laurent Notte, Philippine Boyard, Margaud Carpentiers | Costumes Elise De Battice | Réalisation des images Alice Piemme, Tawfik Matine | Création et Régie Lumière Eric Vanden Dunghen | Assistanat Tawfik Matine | Adaptation et Réalisation Philippe Jeusette, Virginie Thirion Un spectacle du Collectif Travaux Publics. Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, service du Théâtre et du Théâtre Varia. J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin a été créé le 28 novembre 2013 au Théâtre Varia.
Le texte original Spoutnik est paru aux éditions Aden en 2008, Collection « Rivière de Cassis ».
www.jeanmariepiemme.be